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& qui, dirigé dans l’homme par la raison & modifié par la pitié, produit l’humanité & la vertu. L’amour-propre n’est qu’un sentiment relatif, factice, & né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement, & qui est la véritable source de l’honneur.

Ceci bien entendu, je dis que, dans notre état primitif, dans le véritable état de nature, l’amour-propre n’existe pas ; car chaque homme en particulier ne regardant lui-même comme le seul spectateur qu il’observe, comme le seul être dans l’univers qui prenne intérêt à lui, comme le seul juge de son propre mérite, il n’est pas possible qu’un sentiment, qui prend sa source dans des comparaisons qu’il n’est pas à portée de faire, puisse germer dans son ame : par la même raison cet homme ne sauroit avoir ni haine ni désir de vengeance, passions qui ne peuvent naître que de l’opinion de quelque offense reçue ; & comme c’est le mépris ou l’intention de nuire & non le mal, qui constitue l’offense, des hommes qui ne savent ni s’apprécier ni se comparer peuvent se faire beaucoup de violences mutuelles, quand il leur en revient quelque avantage, sans jamais s’offenser réciproquement. En un mot, chaque homme ne voyant gueres ses semblables que comme il verroit des animaux d’une autre espece, peut ravir la proie au plus foible ou céder la sienne au plus fort, sans envisager ces rapines que comme des événemens naturels, sans le moindre mouvement d’insolence ou de dépit, & sans autre passion que la douleur ou la joie d’un bon ou mauvais succès.

Pag. 97. (Note 16)

C’est une chose extrêmement remarquable que, depuis tant d’années que les Européens se tourmentent pour amener les Sauvages de diverses contrées du monde à