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PENSÉES DÉTACHÉES.

de nuire à un autre, la bienfaisance eût été presque un devoir superflu ; et Ton peut dire que la vertu même, qui fait le bonheur de celui qui l’exerce, ne tire sa beauté et son utilité que des misères du genre humain.

Mais enfin il arriva un temps où le sentiment du bonheur devint relatif et où il fallait regarder les autres pour savoir si l’on était heureux soi-même. Il en vint un plus tardif encore où le bien-être de chaque individu dépendit tellement du concours de tous les autres et où les intérêts se croisèrent à tel point, qu’il fallut nécessairement établir une barrière commune, respectée de tous, et qui bornât les efforts que chacun ferait pour s’arranger aux dépens des autres.


Au milieu de tant d’industrie, d’arts, de luxe et de magnificence, nous déplorons chaque jour les misères humaines et nous trouvons le fardeau de notre existence assez difficile à supporter avec tous les maux qui l’appesantissent ; tandis qu’il n’y a peut-être pas un sauvage nu dans les bois, déchiré par les ronces, payant chaque repas qu’il fait de sa sueur ou de son sang, qui ne soit content de son sort, qui ne trouve fort doux de vivre, et qui ne jouisse de chaque jour de sa vie avec autant de plaisir que si les mêmes fatigues ne l’attendaient pas le lendemain. Nos plus grands maux viennent des soins qu’on a pris pour remédier aux petits.


Quiconque, renonçant de bonne foi à tous les préjugés de la vanité humaine, réfléchira sérieusement à toutes ces choses, trouvera enfin que tous ces grands mots de société,