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PENSÉES DÉTACHÉES.

L’homme n'est qu’un être sensible qui consulte uniquement ses passions pour agir, et à qui la raison ne sert qu’à pallier les sottises qu’elles lui font faire.


Quand on observe la constitution naturelle des choses, l’homme semble évidemment destiné à être la plus heureuse des créatures ; quand on raisonne d’après l’état actuel, l’espèce humaine paraît de toutes la plus à plaindre. Il y a donc fort grande apparence que la plupart de ses maux sont son ouvrage, et l’on dirait qu’il a plus fait pour rendre sa condition mauvaise que la nature n’a pu faire pour la rendre bonne.

Si l’homme vivait isolé, il aurait peu d’avantages sur les autres animaux. C’est dans la fréquentation mutuelle que se développent les plus sublimes facultés et que se montre l’excellence de sa nature.

En ne songeant qu’à pourvoir à ses besoins, il acquiert par le commerce de ses semblables, avec les lumières qui doivent l’éclairer, les sentiments qui doivent le rendre heureux. En un mot, ce n’est qu’en devenant sociable qu’il devient un être moral, un animal raisonnable, le roi des autres animaux, et l’image de Dieu sur la terre.

Mais l’homme pouvait être un être fort raisonnable avec des lumières très-bornées. Car ne voyant que les objets qui l’intéressaient, il les eût considérés avec beaucoup de soin et combinés avec une très-grande justesse, relativement à ses vrais besoins. Depuis que ses vues se sont étendues et qu’il a voulu tout connaître, il s’est dispensé de mettre la même évidence dans ses raisonnements, il a été beaucoup plus attentif à multiplier ses jugements qu’à se garantir de