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PENSÉES DÉTACHÉES.

taine latitude, elle est susceptible d’accroissement et de diminution. Elle est dans le sentiment qui l’apprécie ; mais ce sentiment lui-même est passif ; il dépend de beaucoup de choses : les sens, l’imagination, la mémoire, l’entendement ; l’habitude même l’affecte et le modifie, mais rien ne l’affecte que par son rapport avec notre existence ou par le jugement que cette affection nous en fait porter.


Les Français ne me haïssent point, mon cœur me dit que cela ne peut pas être. Je n’impute pas à la France les outrages de quelques écrivains que son équité condamne et que son urbanité désavoue. Les vrais Français n’écrivent point de ce ton-là, surtout contre des infortunés ; ils m’ont maltraité sans doute, mais ils l’ont fait à regret. L’affront même qu’ils m’ont fait m’a moins avili que les soins qui l’ont réparé ne m’honorent.


…Il se peut qu’ils aient répondu à ce que j’ai dit, mais ils n’ont sûrement pas répondu à ce que j’ai voulu dire. Ainsi tout ce que prouvent leurs écrits, en cas qu’ils aient bien réfuté les miens, est que je n’ai pas su me faire entendre, puisqu’ils ne réfutent rien de ce que j’ai pensé. Si donc quelqu’un se donne la peine de chercher mes vrais sentiments à travers ma mauvaise façon de les dire, il pourra bien trouver que j’ai tort, mais il ne le trouvera sûrement pas par les raisons de mes adversaires, car elles ne font rien du tout contre moi.


L’erreur de la plupart des moralistes fut toujours de prendre l’homme pour un être essentiellement raisonnable.