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PENSÉES DÉTACHÉES.

de l’espèce et ce qui est de l’individu. Beaucoup d’hommes, il est vrai, pensent en connaître d’autres, mais ils se trompent, du moins j’ai lieu d’en penser ainsi par les jugements qu’on a portés sur mon compte ; car, de tous ces jugements divers, quoique portés par des gens de beaucoup d’esprit, je sais en ma conscience qu’il n’y en a pas un seul qui soit exactement juste et conforme à la vérité.


Les êtres immortels et sensibles ont une manière d’exister dont nous n’avons nulle idée et dont par conséquent nous ne saurions raisonner. Car, quant à nous, c’est au désir de notre conservation que notre sensibilité se rapporte. L’état naturel d’un être passible et mortel tel que l’homme est de se complaire dans le sentiment de son existence, de sentir avec plaisir ce qui tend à la conserver, et avec douleur ce qui tend à la détruire ; c’est dans cet état naturel et simple qu’il faut chercher la source de nos passions. On s’imagine que la première est le désir d’être heureux ; on se trompe. L’idée du bonheur est très-composée ; le bonheur est un état permanent dont l’appétit dépend de la mesure de nos connaissances, au lieu que nos passions naissent d’un sentiment actuel, indépendant de nos lumières ; le développement s’en fait à l’aide de la raison, mais le désir existe avant elle. Quel est donc ce principe ? Je l’ai déjà dit : le désir d’exister. Tout ce qui semble étendre ou affermir notre existence nous flatte, tout ce qui semble la détruire ou la resserrer nous afflige. Telle est la source primitive de toutes nos passions.

Cette mesure de l’existence ou pour mieux dire de la vie, n’est pas toujours la même ; elle a pour nous une cer-