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dise, on ne cherche à voir le monde que pour en être vu, et je crois qu’on peut toujours estimer le cas que fait un homme de l'approbation des autres, par son empressement à la chercher. Il est vrai qu’on a grand soin de couvrir le motif de cet empressement, du fond des belles paroles.

Pour de l'argent et des services, ils sont toujours prêts ; j’ai beau refuser ou mal recevoir, ils ne se rebutent point et m’importunent sans cesse de sollicitations qui me sont insupportables. Je suis accablé de choses dont je ne me soucie point ; les seules qu’ils me refusent sont les seules qui me seraient douces. Un sentiment doux, un tendre épanchement est encore à venir de leur part, et l’on dirait qu’ils prodiguent leur fortune et leur temps pour épargner leurs cœurs.

Je compte pour rien la douleur passée, mais je jouis encore du plaisir qui n’est plus. Je ne m’approprie que la peine présente, et mes travaux passés me semblent tellement étrangers à moi, que quand j’en retire la prise il me semble que je jouis d’un travail d’un autre. Ce qu’il y a de bizarre en cela, c’est que, quand quelqu’un s’empare du fruit de mes soins, tout mon amour-propre se réveille ; je sens la privation de ce qu’on m’ôte beaucoup plus que je n’en aurais senti la possession si on me l'eût laissée. A mon tort personnel, je joins la fureur contre toute injustice, et c’est être doublement injuste, au gré de ma colère, que d’être injuste envers moi.

Je me souviens d’avoir assisté une fois en ma vie à la mort d’un cerf, et je me souviens aussi qu’à ce noble spectacle je fus moins frappé de la joyeuse fureur des chiens, ennemis naturels de la bête, que de celle des hommes, qui