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LE PETIT SAVOYARD. 275

lesse, toutes les infirmités qui en sont le fruit, je jouirais d’un esprit serein dans un corps encore robuste, et je serais un bon vieillard, honoré des gens de bien et respectable chez tous les hommes pour avoir rempli dignement un état utile, et biexji mérité de la société.

Les premières années de ma vie, quoique destituées d’événements intéressants, seront toujours présentes à ma mémoire par la singularité des idées dont j’étais occupé ; par exemple, à peine m’eût-on parlé de Dieu que je me le représentais sous la figure de mon curé, c’est-à-dire vieux, contrefait, quelquefois ivre et toujours chagrin. Le vicaire était plus jeune et de meilleure humeur ; c’était pour moi une espèce de divinité subalterne dont je m’accommodais mieux, parce que je la craignais moins. Je m’attachais à lui, et il prit aussi de l’amitié pour moi, et en échange des services que je lui rendais, il m’apprit à lire. J’avais aussi beaucoup entendu parler du marquis d’Argentière dont mon père était le fermier et qui, comme tous les seigneurs de village habitant la capitale, passait dans sa terre, pour être en grande faveur à la cour. Mon imagination ne tarda pas à travailler d’après les idées de noblesse, de richesse et de puissance que j’avais conçues de lui ; je me figurais un grand et bel homme de plus de six pieds de haut, d’un port majestueux, d’un tempérament robuste et doué de toutes les perfections du corps, de l’esprit et de l’âme dont les idées peuvent passer dans la tête d’un enfant. Quelle fut ma surprise lorsque ce gentilhomme étant venu passer quelques mois à son château, je n’aperçus qu’un petit vieil- lard précoce, âgé de trente-huit ans, usé, goutteux, décré- pit, perclus de la moitié de ses membres, et à qui l’on au- rait pu dire dès sa jeunesse, comme César à un vieux