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158 LETTRES SUR LA VERTU

LETTRE IV

Plus rhomme se regarde, plus il se voit petit. Mais le verre qui diminue n’est fait.que pour les bons yeux. N’est- ce pas, ma chère Sophie, un étrange orgueil que celui qu’on gagne à sentir^ toute sa misère ? Voilà pourtant tout celui qu’on peut tirer de la saine philosophie. Pour moi, je pardonnerais cent fois plutôt au faux sayant d’être vain de soù prétendu savoir, qu’au vrai de l’être de son igno- rance. Qu’un fou s’élève comme un demi-dieu, sa folie est au moins conséquente ; mais se croire un insecte et ramper fièrement sur l’herbe, c’est, à mon gré, le comble de l’absurdité. Quelle est donc la première leçon de la sagesse, ô Sophie ? l’humilité I L’humilité, dont le chrétien parle, et que l’homme connaît si peu, est le premier sentiment qui doit naître en nous de l’étude de nous- mêmes. Soyons humbles de notre espèce, pour pouvoir nous enorgueillir de notre individu. Ne disons point, dans notre imbécile vanité, que l’homme est le roi du monde ; que le soleil, les astres, le firmament, l’air, la terre, la mer, sont faits pour lui ; que les végétaux germent pour sa subsistance, que les animaux vivent afin qu’il les dé- vore. Avec cette manière de raisonner, pourquoi chacun ne croira-t-il pas que le reste du genre humain fut créé pour le servir, et ne se regardera-t-il pas personnellement comme l’unique objet de toutes les œuvres de la nature ? Si tant d’êtres sont utiles à notre conservation, sommes- nous sûrs d’être moins utiles à la leur ? Qu’est-ce que cela