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136 LETTRES SUR LA VERTU

mon bonheur dépendent du concours de mes semblables, il est manifeste que je ne dois plus me regarder comme un être individuel et isolé, mais comme partie d’un graad tout, comme membre d’un plus grand corps, de la conser’ vation duquel dépend absolument la mienne, et qui ne saurait être mal ordonné que je ne me ressente de ce désordre. (Ainsi l’identité de nature, la faiblesse com- mune, les besoins mutuels et la société qu’ils ont rendue nécessaire, me donnent des devoirs et des droits communs à tous les hommes.) Je tiens à ma patrie, au moins par mes besoins ; ma patrie, à son tour, tient par les siens à quelque autre pays, et tout est soumis plus ou moins à cette universelle dépendance. Voilà des vérités qu’on sent plutôt qu’on ne les prouve, et que je me dispenserais d’é- claircir si je comptais autant sur votre bonne foi que sur vos lumières.

Vous me demanderez peut-être si un homme qui n’au- rait rien reçu de la société pourrait lui devoir quelque chose. Mais considérez, je vous prie, qu’une telle suppo- sition n’est bonne à rien quand elle roule sur l’impossi- ble ; et chacun voit qu’il est de toute impossibilité qu’un homme naisse, vive et se conserve au sein de la société sans rien tenir d’elle. C’est à tort quil alléguera sa pau- vreté, ses maux, son infortune ; l’État lui répondra : Peut- être eût-il mieux valu pour vous naître au fond d’un dé- sert ; mais vous êtes dans mon sein, vous y avez vécu, et vous n’y pouviez vivre si je ne vous avais conservé ; il fal- lait quitter la vie si elle vous était à charge, ou le pays si les lois vous en semblaient trop dures ; mourez ou partez si vous voulez ne ïï\e rien devoir pour l’avenir ; mais don- nez-moi le prix de trente ans de vie dont vous avez joui