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défenseurs, et croyaient moins leur avoir vendu leurs services que leur protection. Insensiblement ils s’avilirent, et ne furent plus que des mercenaires ; le goût de l’argent leur fit sentir qu’ils étaient pauvres ; le mépris de leur état a détruit insensiblement les vertus qui en étaient l’ouvrage, et les Suisses sont devenus des hommes à cinq sols, comme les Français à quatre. Une autre cause plus cachée a corrompu cette vigoureuse nation. Leur vie isolée et simple les rendait indépendants ainsi que robustes, chacun ne connaissait de maître que lui ; mais tous, ayant le même intérêt et les mêmes goûts, s’unissaient sans peine pour vouloir faire les mêmes choses ; l’uniformité de leur vie leur tenait lieu de loi ; mais quand la fréquentation des autres peuples leur eut fait aimer ce qu’ils devaient craindre, et admirer ce qu’ils devaient mépriser, l’ambition des principaux leur fit changer de maxime ; ils sentirent que pour mieux dominer le peuple il fallait lui donner des goûts plus dépendants. De là l’introduction du commerce, de l’industrie et du luxe, qui, liant les particuliers à l’autorité publique par leurs métiers et par leurs besoins, les fait dépendre de ceux qui gouvernent, beaucoup plus qu’ils n’en dépendaient dans leur état primitif.

La pauvreté ne s’est fait sentir dans la Suisse que quand l’argent a commencé d’y circuler ; il a mis la même inégalité dans les ressources que dans les fortunes ; il est devenu un grand moyen d’acquérir ôté à ceux qui n’avaient rien. Les établissements’ de commerce et de manufactures se sont multipliés ; les arts ont ôté une multitude de mains à l’agriculture.Les hommes, en se divisant inégalement, se sont multipliés et se sont répandus dans les pays plus favorablement situés, et où les ressources étaient plus fa-