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choque les mœurs [1] de son temps. Qui est-ce qui doute que sur nos théâtres la meilleure pièce de Sophocle ne tombât tout à plat ? On ne saurait se mettre à la place des gens qui ne nous ressemblent point.

Tout auteur qui veut nous peindre des mœurs étrangères a pourtant grand soin d’approprier sa pièce aux nôtres. Sans cette précaution, l’on ne réussit jamais, et le succès même de ceux qui l’ont prise a souvent des causes bien différentes de celles que lui suppose un observateur superficiel. Quand Arlequin sauvage[2] est si bien accueilli des spectateurs, pense-t-on que ce soit par le goût qu’ils prennent pour le sens et la simplicité de ce personnage, et qu’un seul d’entre eux voulût pour cela lui ressembler ? C’est, tout au contraire, que cette pièce favorise leur tour d’esprit, qui est d’aimer et rechercher les idées neuves et singulières. Or il n’y en a point de plus neuves pour eux que celles de la nature. C’est précisément leur aversion pour les choses communes qui les ramène quelquefois aux choses simples.

Il s’ensuit de ces premières observations que l’effet général du spectacle est de renforcer le caractère national, d’augmenter les inclinations na-

  1. Je dis le goût ou les mœurs indifféremment ; car, bien que l’une de ces choses ne soit pas l’autre, elles ont toujours une origine commune et souffrent les mêmes révolutions. Ce qui ne signifie pas que le bon goût et les bonnes mœurs règnent toujours en même temps ; proposition qui demande éclaircissement et discussion, mais qu’un certain état du goût répond toujours à un certain état des mœurs, ce qui est incontestable.
  2. Comédie de Delisle de La Drevetière, jouée au Théâtre Italien en 1721, et reprise plusieurs fois avec un égal succès.