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serait un personnage insupportable : dans la comédie, il ferait rire tout au plus.

Qu’on n’attribue donc pas au théâtre le pouvoir de changer des sentiments ni des mœurs qu’il ne peut que suivre et embellir. Un auteur qui voudrait heurter le goût général composerait bientôt pour lui seul. Quand Molière corrigea la scène comique, il attaqua des modes, des ridicules ; mais il ne choqua pas pour cela le goût du public [1], il le suivit ou le développa, comme fit aussi Corneille de son côté. C’était l’ancien théâtre qui commençait à choquer ce goût, parce que, dans un siècle devenu plus poli, le théâtre gardait sa première grossièreté. Aussi, le goût général ayant changé depuis ces deux auteurs, si leurs chefs-d’œuvre étaient encore à paraître, tomberaient-ils infailliblement aujourd’hui. Les connaisseurs ont beau les admirer toujours, si le -public les admire encore, c’est plus par honte de s’en dédire que par un vrai sentiment de leurs beautés. On dit que jamais une bonne pièce ne tombe : vraiment je le crois bien, c’est que jamais une bonne pièce ne

  1. a Pour peu qu’il anticipât, ce Molière lui-même avait peine à se soutenir :le plus parfait de ses ouvrages tomba dans sa naissance, parce qu’il le donna trop tôt, et que le public n’était pas mûr encore pour le Misanthrope.
    Tout ceci est fondé sur une maxime évidente ; savoir, qu’un peuple suit souvent des usages qu’il méprise, ou qu’il est prêt à mépriser, sitôt qu’on osera lui en donner l’exemple. Quand de mon temps, on jouait la fureur des pantins on ne faisait que dire au théâtre ce que pensaient ceux mêmes qui passaient leur journée à ce sot amusement : mais les goûts constants d’un peuple, ses coutumes, ses vieux préjugés, doivent être respectés sur la scène. Jamais poète ne s’est bien trouvé d’avoir violé cette loi.