Page:Rousseau - Œuvres complètes (éd. Dupont), tome 2, Discours, 1824.djvu/19

Cette page n’a pas encore été corrigée

une ville où les spectacles décents et réguliers sont défendus, on permette des farces grossières et sans esprit, aussi contraires au bon goût qu’aux bonnes mœurs. Ce n’est pas tout : peu-à peu l’exemple des comédiens de Genève, la régularité de leur conduite, et la considération dont elle les ferait jouir, serviraient de modèle aux comédiens des autres nations, et de leçon à ceux qui les ont traités jusqu’ici avec tant de rigueur et même d’inconséquence. On ne les verrait pas d’un côté pensionnés par le gouvernement, et de l’autre un objet d’anathème : nos prêtres perdraient l’habitude de les excommunier, et nos bourgeois de les regarder avec mépris : et une petite république aurait la gloire d’avoir réformé l’Europe sur ce point, plus important peut-être qu’on ne pense. »

Voilà certainement le tableau le plus agréable et le plus séduisant qu’on pût nous offrir ; mais voilà en même temps le plus dangereux conseil qu’on pût nous donner. Du moins, tel est mon sentiment ; et mes raisons sont dans cet écrit. Avec quelle avidité la jeunesse de Genève, entraînée par une autorité d’un si grand poids, ne se livrera-t-elle point à des idées auxquelles elle n’a déjà que trop de penchant ! Combien, depuis la publication de ce volume de jeunes Génevois, d’ailleurs bons citoyens, n’attendent-ils que le moment de favoriser l’établissement d’un théâtre, croyant rendre un service à la patrie et presque au genre humain ! Voilà le sujet de mes alarmes, voilà le mal que je voudrais prévenir. Je rends justice aux intentions de M. d'Alembert, j’espère qu’il voudra bien la rendre aux miennes ; je n’ai pas plus d’envie de lui déplaire que lui de nous nuire. Mais enfin, quand je me tromperais, ne dois-je pas agir, parler, selon ma conscience et mes lumières ? Ai-je dû me taire ? L’ai-je pu, sans trahir mon devoir et ma patrie ?

Pour avoir droit de garder le silence en cette occasion, il faudrait que je n’eusse jamais pris la plume sur des sujets moins nécessaires. Douce obscurité qui fit trente ans mon bonheur, il faudrait avoir toujours su t’aimer ; il faudrait qu’on ignorât que j’ai eu quelques liaisons avec les éditeurs de l’En-