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sont vaincus eux-mêmes : — c’était plus difficile ! — Ah ! lorsqu’il s’agissait de leur salut, de cette unique affaire, c’est en vain que l’on s’efforçait de les retenir dans le monde, au milieu des dangers, sur cette mer orageuse, semée de tant d’écueils, et si féconde en naufrages : aucune considération ne pouvait les empêcher de fuir là où ils espéraient trouver un abri plus sûr pour leur innocence : — et ils allaient se cacher dans les bois, au fond des cavernes, sur les montagnes, partout où la solitude leur offrait un port assuré contre la tempête.

Mais, dira-t-on, n’est-il pas possible de se sauver dans le monde, aussi bien que dans la solitude ; dans l’état du mariage, aussi bien que dans l’état du célibat religieux ou sacerdotal ? — Ce n’est pas là la question importante pour nous : Oui, sans doute on peut se sauver dans tous les états séculiers approuvés par l’Église, si l’on y est appelé, et si l’on s’y conduit selon l’esprit que la religion inspire : il y a eu des Saints dans toutes les conditions de la société ; des Saints parmi les avocats, les magistrats, les négociants, les militaires, les marins, les artistes et les ouvriers ; des Saints dans l’état du mariage et de la viduité. Encore une fois, ce n’est pas là la question : — tous ces états sont saints, mais ils ne conviennent pas indifféremment à tous les hommes ; chaque homme a son aptitude, son genre de talent et d’attrait, sa vocation ; c’est en suivant leur vocation que tant de Saints, de caractères et d’âges si différents, ont accompli sur la terre leur glorieuse destinée : tel, qui se fût perdu dans le monde, a été un grand Saint dans la solitude ; et tel, qui se fût perdu dans la solitude, est devenu un grand Saint dans le monde. Notre vocation, voilà donc la question, la seule importante question pour nous.

Tous, nous avons le même but ; tous, nous voulons être heureux en accomplissant la volonté de Dieu ; mais tous, nous n’atteignons pas ce but par la même voie et les mêmes travaux : dans un navire, le capitaine, les officiers, l’équipage et les passagers, tous ensemble sont emportés vers le même port ; mais chacun occupe une place différente et remplit sa tâche personnelle ; tous sont utiles, mais chacun dans sa spécialité. De même, dans la barque divine de Saint-Pierre, dans la nacelle agitée de l’Église, tous sont utiles, tous sont occupés ; mais chacun a sa mission spéciale, chacun suit sa vocation. Dans cette barque impérissable, il faut un Pape, des Évêques, des prêtres ; il faut des Ordres religieux, des congrégations, des états séculiers pour toutes les vocations, pour tous les goûts, pour tous les caractères ; et dans le choix de l’état qui lui convient le mieux, chaque homme doit être libre ; le contrarier dans ce choix, c’est contrarier Dieu lui-même. Dieu n’impose pas sa volonté à l’homme ; il respecte la liberté, le libre arbitre qu’il lui a donné : comment donc l’homme oserait-il contrarier, violenter l’homme dans l’exercice légitime de sa liberté ? Or, quel exercice plus légitime de cette liberté que le choix de l’état de vie, où il puisse opérer le plus sûrement son salut.

Pour que l’ordre règne dans la société civile, aussi bien que dans la société religieuse, chacun doit être à sa place, dans sa sphère ; il doit suivre son génie, exercer son talent, travailler et servir la société selon les dons qu’il a reçus de Dieu, selon son attrait et sa