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Après l’illustre Chateaubriand, écoutons parler le P. Lacordaire, instruit par sa propre expérience et son orageuse destinée :

« Si j’eusse vécu dans les temps qui ont précédé le nôtre, et que la grâce de Dieu m’eût inspiré la pensée de le servir dans un Ordre religieux, me donnant à celui qui aurait le plus satisfait ma nature intime, et le mieux répondu à ma vocation, j’y serais entré sans en rien dire à personne qu’à Dieu et à mes amis. Cette simplicité était possible alors, elle était même un devoir ; car rien ne va moins à tout ce qui est chrétien que le bruit et l’éclat ; mais ce qui était possible alors ne l’est plus aujourd’hui. Nous vivons dans un temps où un homme qui veut devenir pauvre et le serviteur de tous, à plus de peine à accomplir sa volonté qu’à bâtir une fortune ou à se faire un nom. Presque toutes les puissances européennes, rois et journalistes, partisans de la monarchie absolue ou de la liberté, sont ligués contre le sacrifice volontaire de soi ; et jamais dans le monde on n’eut tant peur d’un homme allant pieds nus et le dos couvert d’une casaque de méchante laine.

« Ce qui est inexplicable, c’est que quelques hommes, las des passions, du sang et de l’orgueil, pris pour Dieu et pour les hommes d’un amour qui les détache d’eux-mêmes, ne puissent se réunir dans une maison à eux, et y vivre occupés de ces services que l’humanité peut bien ne pas concevoir toujours, mais qui, dans tous les cas, ne font de mal à personne. Cela est inexplicable, pourtant cela est ! — Et quand nous, ami passionné de ce siècle, né au plus profond de ses entrailles, nous lui avons demandé la liberté de ne croire à rien, il nous l’a permis. Quand nous avons demandé la liberté d’aspirer à toutes les charges et à tous les honneurs, il nous l’a permis. Quand nous lui avons demandé la liberté d’influer sur ses destinées, en traitant, tout jeune encore, les plus graves questions, il nous l’a permis. Quand nous lui avons demandé de quoi vivre avec toutes nos aises, il l’a trouvé bon. Mais aujourd’hui que, pénétré des éléments divins qui remuent aussi ce siècle, nous lui demandons la liberté de suivre les inspirations de notre foi, de ne plus prétendre à rien, de vivre pauvrement avec quelques amis touchés des mêmes désirs que nous, aujourd’hui nous nous sentons arrêté tout-à-coup!

« Cependant nous ne désespérons pas de nous-même en face de tous ces obstacles extérieurs. Nous nous confions en Dieu qui nous appelle et à notre pays.

« Il est évident d’abord que, dans notre état social, aucune contrainte, aucune séduction, de quelque nature qu’elle soit, ne peut déterminer un si grand nombre de personnes à préférer la vie commune à la vie individuelle. L’acte par lequel on se dévoue aujourd’hui à ce genre d’existence, est un acte de choix, un acte essentiellement libre ; et la quantité d’hommes et de femmes qui mettent là tout leur avenir, sans crainte comme sans regret, est une preuve que la vie commune est la vocation d’un certain nombre d’âmes. En tous temps, cette disposition s’est manifestée ; mais elle est plus frappante aujourd’hui, si l’on considère à la fois l’état précaire des communautés religieuses et la passion d’individualité qui dévole le cœur des hommes. Il faut que, malgré des conditions si défavorables, il y ait aussi dans la nature humaine d’autres goûts, d’autres penchants plus forts que les instincts de l’égoïsme, même légitime. De quel droit les empêcherait-on de se satisfaire, s’ils ne nuisent à personne ? Et en quoi nuisent-ils ? Quel mal font au monde ces filles pauvres qui se sont formé un abri pour leur jeunesse et leurs vieux jours à force de vertus ? Quel mal lui font ces Solitaires laborieux qui ne demandent à la liberté de leur pays que l’avantage de mêler leurs sueurs ? Quel mal y a-t-il à tout cela ? Si ce ne sont pas des mérites, ce sont au moins des goûts innocents. Et se pourrait-il concevoir qu’un pays, où l’on proclame la liberté, c’est-à-dire, le droit de faire ce qui ne nuit à personne, poursuivît à outrance un genre de vie qui plaît à beaucoup et qui ne nuit à aucun ?

« À quoi bon verser tant de sang pour les droits de l’homme ? Est-ce que la vie commune n’est pas un droit de l’homme, quand même elle ne serait pas un besoin de l’humanité ?

« Cette pauvre fille qui ne peut pas (ou qui ne veut pas) se marier ; qui ne peut pas trouver un ami sur la terre, n’a-t-elle pas le droit de porter sa dot à une famille, dont elle deviendra la fille et la sœur ; qui la logera, la nourrira, la consolera, et lui donnera pour plus grande sûreté, l’amout de Dieu qui ne trompe jamais ! Si quelques hommes n’aiment