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mords, ne devenaient point leurs propres bourreaux. Ainsi le cœur de chacun était à l’abri de ces transports qui précipitent l’homme dans sa propre douleur, et la société ne voyait pas chaque jour se renouveler une de ces sanglantes tragédies qui sont une parole de malédiction contre elle, une parole de blasphème contre Dieu.

« Notre siècle a pour les maladies du cœur et les chagrins de l’âme un remède plus simple et plus court. Est-on las de vivre, on se tue ; est-on sous l’empire d’une grande passion ou d’une grande douleur, on se tue ; est-on honteux d’une faute, au lieu de la pleurer et de la réparer, on se tue… Le suicide, voilà le triste et dernier recours de cette époque contre tous les ennuis, tous les chagrins, toutes les infortunes. »

Et dans un autre journal aussi peu suspect de partialité, la Gazette Médicale :

« Allez, messieurs les docteurs, vous n’y voyez pas plus clair à ce choléra nouveau qu’à celui de 1832 ! Vous ne le guérirez pas davantage. Ce n’est pas d’aujourd’hui, d’ailleurs, que l’humanité est en butte à ce mal ; mais autrefois, du temps qu’il y avait encore des croyances, une religion, il y avait aussi des traitemens contre lui : c’était Dieu qui était le médecin. Se sentait-on atteint, on s’en allait à l’Église prier Dieu, et Dieu vous disait le remède ! Et il vous envoyait aux hôpitaux où l’on soignait les malades lassés de la vie : ces hôpitaux, c’étaient les cloîtres.

« Voyez si l’on se tue autant là où ces hospices des âmes, si ébranlés qu’ils soient, sont toutefois demeurés debout. À Madrid il y eut un suicide l’an dernier. Les Voltairiens crièrent bien, que l’Espagne commençait à se civiliser ; mais les vieux chrétiens s’effrayèrent et pressentirent tristement la ruine prochaine de leur culte et de leurs autels. »

Laissons maintenant Charles Nodier dépeindre cet état pénible de l’âme, ce vide affreux, et le désordre qui en résulte pour la société.

Charles Nodier est un des meilleurs écrivains français, un des plus judicieux observateurs de notre siècle ; son autorité, en pareille matière, n’est donc ni suspecte, ni récusable ; c’est sa propre expérience, c’est son besoin personnel, c’est le spectacle affligeant des malheurs de la société, c’est la connaissance de leur origine impie et du seul remède applicable à ces maux, c’est enfin le sentiment de la vérité et de la justice qui lui a arraché cet aveu douloureux, et qui lui a donné assez de courage pour signaler, à une époque comme la nôtre, l’urgente nécessité des cloîtres.

« L’existence de l’homme détrompé est un long supplice ; ses jours sont semés d’angoisses, et ses souvenirs sont pleins de regrets.

« Il se nourrit d’absinthe et de fiel ; le commerce de ses semblables lui est devenu odieux ; la succession des heures le fatigue ; les soins minutieux qui l’obsèdent, l’importunent et le révoltent ; ses propres facultés lui sont à charge, et il maudit, comme Job, l’instant où il a été conçu.

« Chancelant sous le poids de la tristesse qui l’accable, il s’assied au bord de sa fosse ; et dans l’effusion de la douleur la plus amère, il élève ses yeux vers le ciel, et demande à Dieu si sa Providence l’abandonne.

« Si jeune encore et si malheureux, désabusé de la vie et de la société par une expérience précoce, étranger aux hommes qui ont flétri mon cœur, et privé de toutes les espérances qui m’avaient déçu, j’ai cherché un asile dans ma misère, et je n’en ai point trouvé. Je me suis demandé si l’état actuel de la civilisation était si désespéré, qu’il n’y eût plus de remèdes aux calamités de l’espèce, et que les institutions les plus solennellement consacrées par le suffrage des peuples eussent ressenti l’effet de la corruption universelle.

« Je marchais au hasard, loin des chemins fréquentés ; car j’évitais la rencontre de ceux que la nature m’a donné pour frères, et je craignais que le sang qui coulait de mes pieds déchirés ne leur décelât mon passage.

« Au détour d’un sentier creux, dans le fond d’une vallée sombre et agreste, j’aperçus un jour un vieil édifice d’une architecture simple, mais imposante, et le seul aspect de ce lieu fit descendre dans mes sens le recueillement et la paix.

« Je parvins au dessous des murailles antiques, en prêtant une oreille curieuse