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Jean de la Croix. Il existe déjà des Carmélites, à Baltimore ; ne serait-il pas à souhaiter qu’il y eût aussi des Carmes, ou quelque Ordre nouveau, dans le même esprit, mais mieux adapté aux circonstances de temps, de lieux et de personnes ?

« Lorsque Sainte-Thérèse entreprit la réforme des Religieux de son Ordre, elle eut principalement en vue d’en faire des sociétés de personnes entièrement séparées du monde, et uniquement occupées à la contemplation des choses célestes ; mais elle ne prétendit pas en faire tout-à-fait des hommes inutiles au prochain. Ainsi, les premiers Solitaires de cet Ordre, aussi bien que ceux d’à présent, crurent se devoir conformer aux anciens Prophètes qu’ils regardèrent comme leurs modèles, et dont la vie se passa presque entière dans la solitude, à la réserve des temps que par ordre de Dieu ils descendaient de leurs montagnes pour exercer divers offices de charité dans les occasions où la Providence divine les appliquait aux besoins des peuples.

« Nous considérons donc aujourd’hui les Carmes Déchaussés comme des Solitaires par état, et qui par accident travaillent au salut des âmes pour concourir avec les autres Religieux à l’œuvre de Dieu, lorsque l’Église a besoin de leur ministère. » (Vies des Solitaires, par Villefore, vol. 4, p. 375.)

« Il n’y a point de règle certaine pour le lieu de la retraite. Il y en a qui se plaisent dans les forêts, d’autres dans les campagnes. Les uns se trouvent fort bien dans l’église pour méditer, d’autres aiment à ne point sortir de leur cellule. Choisissez donc le lieu où vous croyez que la grâce de Dieu vous favorisera davantage, et sur toutes choses, tâchez, soit en public, soit en solitude, de ne perdre jamais le recueillement intérieur. » (Abrégé des Maximes de la vie spirituelle, par Dom Barthélemy des Martyrs, p. 186.)

On semble aujourd’hui ne plus vouloir comprendre que s’il est des personnes faites pour prier en public, et au grand jour, il est aussi d’autres personnes, d’une nature plus tendre et timide, qui ne peuvent bien prier qu’en particulier et en secret : il leur faut une lumière adoucie par les vitraux colorés, par les ombres du cloître ou de la forêt ; il leur faut une sorte de sanctuaire mystérieux et impénétrable ; elles ont une certaine pudeur mystique qui s’effraie de la présence et de la vue des hommes. Les architectes des églises gothiques, ces artistes inspirés, avaient compris ces natures contemplatives, ces colombes chastement timides ; et ils leur avaient ménagé dans leurs vastes églises, — unes et multiples à la fois, — des trous dans la pierre, des enfoncements obscurs, des niches solitaires, en un mot, les cellules du triforium, où elles pouvaient se dérober aux regards curieux, et exprimer sans crainte, par leur attitude et leurs gestes naïfs, les ardeurs séraphiques de leur âme. Si ces âmes sentent le besoin d’être seules, si elles s’isolent ainsi, si elles souffrent d’être vues et observées, ce n’est pas par amour déréglé d’une liberté mauvaise, d’une indépendance répréhensible ; mais c’est parce que Dieu les tire à l’écart, où il veut leur parler avec une douce familiarité : telle était la nature de Sainte-Marianne, la vierge américaine ; « elle voulut être parfaitement libre, et que qui que ce fut au monde ne put observer ses actions. »

Ô chaste et timide colombe, d’où vient que tu restes dans les villes, toi qui as reçu des ailes pour t’envoler au désert ?

Ô humble et languissante sensitive, as-tu été faite pour croître au bord des grands chemins, et pour être foulée aux pieds, et flétrie par une aride poussière ?

Ô harpe éolienne et mystique, est-ce aux parois des maisons habitées ou aux branches de l’arbre du désert, que tu dois être suspendue, pour faire entendre tes harmonies célestes ?