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Partout l’homme animal, terrestre et mercenaire,
Qui croit Savoir rien fait, tant qu’il lui reste à faire ;
Partout l’Américain, courant à tous hasards,
Pour saisir dans leur vol les tout-puissants dollars !

 Mon maître, je le dis, tout ce grand peuple est ivre !
La vapeur le tourmente et le luxe l’enivre ! —
Dormons, dormons, au bruit de nos chemins de fer :
Ce Peuple accomplit seul l’œuvre de Lucifer !
Dans l’essor qu’il a pris, dans son espoir sublime,
Il ne s’arrêtera devant aucun abîme ! —
Le vertige l’emporte ! — Avancez ! Avancez !
Voilà le cri d’orgueil de ses mille insensés !
C’est le cri, qui, sorti des gouffres de l’Averne,
Bondit de bois en bois, de caverne en caverne ;
C’est le cri de folie et de vertige ardent : —
Le silence pensif a fui de l’Occident !
Avec le bruit des chars volent les étincelles !
L’aigle contemplatif, en déployant ses ailes,
De ce sol, agité par le monstre enflammé,
S’enfuirait vers les cieux, dans son vol alarmé !
À l’Ange de prière, il faut la solitude ;
Or, le désert partout s’ouvre à la multitude ;
Le désert s’éclaircit par la hache et le feu :
Pour le calme oratoire, il ne reste aucun lieu !
 Mon maître et roi puissant, qui bâtis sur la terre
Avec l’autel brisé, ton trône populaire,
Tu connais mon astuce et ma duplicité,
Et je puis devant toi dire la vérité :
L’ascète, dont ici nous conjurons la perte,
Que la haine poursuit, que l’amitié déserte,
Qu’éprouvent à la fois, dans l’esprit et la chair,
La milice du monde et celle de l’Enfer ;
L’ascète qu’en tous lieux mon œil de lynx regarde :
C’est un élu de Dieu, dont un Ange a la garde ;
Au sein de la cité, comme au fond du désert,
Ce même Ange partout et l’abrite et le sert ;
De son œuvre cet Ange est l’astre tutélaire ;
Dans l’épreuve et l’angoisse il l’anime et l’éclairé ;
Pour triompher de moi, quand je lutte avec lui,
Il trouve dans cet Ange un invincible appui ;
Ce fidèle gardien, ce protecteur céleste,
Dans sa lutte avec moi, se cache ou manifeste ;
Mais, toujours près de lui, le console et défend ;
Et l’emporte au désert, athlète triomphant ! —
Au désert, je l’ai vu, domine dans son royaume,
Se promener sans crainte, aspirant chaque arôme.
Il préfère, nomade en ses libres attraits,
Aux brillantes cités les incultes forêts,
Les Sauvages des bois aux Barbares des villes,
Et les rudes trappeurs aux courtisans serviles !