Page:Roswitha - Abraham, 1835.pdf/21

Cette page a été validée par deux contributeurs.

rêterez que dans les bras du Fils de la Vierge, sur la couche radieuse de sa mère.

MARIE.

Qui ne sait pas apprécier ce bonheur vit comme la brute[1] ; aussi je méprise les biens terrestres, je renonce à moi-même pour mériter d’être admise un jour à jouir d’un tel bonheur.

EPHREM.

En vérité, nous trouvons dans le cœur de cette enfant la maturité d’esprit d’un vieillard.

ABRAHAM.

C’est à la bonté de Dieu qu’elle le doit.

EPHREM.

On ne peut le nier.

ABRAHAM.

Mais bien qu’elle soit éclairée par la grâce divine, il ne faut pas que dans un âge si faible elle soit livrée à elle-même.

EPHREM.

Cela est vrai.

ABRAHAM.

Je lui construirai, près de mon humble manse, une cellule dont l’entrée sera très étroite, et par la fenêtre de laquelle je lui apprendrai, dans mes fréquentes visites, les psaumes et les autres parties des livres saints.

EPHREM.

Cela est convenable.

MARIE.

Ephrem, mon père, je me mets sous votre direction.

EPHREM.

Que l’époux céleste à qui vous vous êtes vouée dans un âge si tendre vous défende, ô ma fille, contre toutes les fraudes du démon !


Scène III.

ABRAHAM, EPHREM.
ABRAHAM.

Frère Ephrem, si quelque coup de la bonne ou de la mauvaise fortune vient à m’atteindre, c’est vous que je vais trouver le premier ; c’est vous seul que je consulte ; ne soyez donc pas importuné des plaintes que je profère mais assistez-moi dans ma douleur.

EPHREM.

Abraham, Abraham, quel malheur éprouvez-vous ? pourquoi cette tristesse qui passe toutes les bornes ? Un solitaire doit-il être agité des mêmes troubles que les séculiers ?

ABRAHAM.

Un malheur sans égal est tombé sur moi, une douleur intolérable m’accable.

EPHREM.

Ne me fatiguez pas par un long détour, [illisible] dites-moi ce que vous souffrez.

ABRAHAM.

Marie, ma fille adoptive, que j’ai nourrie[illisible] avec tant de zèle, que j’ai instruite avec tant[illisible] de soin pendant quatre lustres…

EPHREM.

Eh bien ?

ABRAHAM.

Hélas ! elle est perdue.

EPHREM.

Comment cela ?

ABRAHAM.

D’une manière déplorable. Après sa faute, elle s’est échappée secrètement.

EPHREM.

De quels piéges l’a donc environnée la ruse de l’antique serpent ?

ABRAHAM.

Il s’est servi de la coupable passion d’un imposteur qui, lui rendant de fréquentes visites sous un faux habit de moine, a enfin amené le cœur de cette jeune fille à partager son amour ; elle s’est échappée par la fenêtre pour commettre le crime.

EPHREM.

Ce récit me fait frémir.

ABRAHAM.

Mais lorsque l’infortunée sévit déshonorée, elle se frappa la poitrine, se meurtrit le visage, déchira ses vêtements, s’arracha les cheveux et jeta des cris lamentables.

EPHREM.

Ce n’était pas sans raison, car une ruine semblable doit être pleurée par un torrent de larmes.

ABRAHAM.

Elle gémissait de n’être plus ce qu’elle avait été.

EPHREM.

Malheur à elle !

ABRAHAM.

Elle pleurait de s’être écartée de nos conseils.

EPHREM.

Et beaucoup.

ABRAHAM.

Elle se lamentait en pensant qu’elle avait perdu le fruit de ses veilles, de ses jeûnes et de ses prières.

EPHREM.

Si elle persévérait dans un tel repentir elle serait sauvée.

ABRAHAM.

Elle n’y a point persévéré, mais à une pre-

  1. Le texte dit plus crûment : asinum vivit. Tout le petit rôle de Marie est d’un naturel et d’une naïveté achevée.