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princesses et arrêtait des chevaux emportés. Il méritait bien en cela d’être, à l’Arsenal, un des successeurs de cet adorable Nodier, qui voyait des topazes et des émeraudes dans le sable ordinaire de la vie, et qui écrivait : « L’homme romanesque n’est pas celui dont l’existence est variée par le plus grand nombre possible d’événements extraordinaires, c’est celui en qui les événements les plus simples développent les plus vives sensations ! » Oui, Bornier est le romanesque par excellence ; tout lui est romanesque, et qui pourrait lutter en romanesque avec celui qui trouvera moyen d’écrire le Roman du Phylloxéra ?… Il n’est pas d’humble circonstance à laquelle un naïf regard de ses admirables yeux ne confère instantanément du mystère et de la beauté. Il ne lui arrive rien qu’il n’explique aux autres et à soi-même par quelque surprenante aventure : s’il n’a pas grandi, c’est que, tout enfant, il a été enseveli, pendant son sommeil, sous la neige ! Comme il vient d’un pays où l’on est moitié Gascon, moitié Provençal, rien ne saurait limiter les imaginations dont il élargit le champ de sa vie étroite. Tout lui semble possible. Il écrit des tragédies. Il y a des gens qui ont fait un Agamemnon : il en a fait deux. Il va, musard, mâchonnant des hémistiches, s’arrête au bord d’un trottoir, s’attendrit sur un buste de Philoxène Boyer échoué chez un brocanteur, et l’achète pour réparer une injuste décadence ! La moindre rencontre lui semble providentielle. Un monsieur moustachu lui dit : « Je suis quelque chose à l’Odéon » ; il se précipite chez lui pour lui lire un Du Guesclin ; et c’est seulement lorsqu’à chaque réplique du héros le monsieur a tonitrué : « Bien riposté ! — Fendu à fond ! — Touché ! »