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dorade palpiter et luire à travers les mailles ; mais au moment qu’on la veut tirer à soi, elle glisse en arrière, s’échappe, s’allonge dans les rides du clapotis, et ne reparaît, ironique et ronde, que lorsque l’eau est redevenue lisse. Messieurs, vous avez compris que les gens de Lunel sont des poètes : ils pêchent la lune ! C’est la plus belle pêche qui soit au monde, car c’est la seule qui ne puisse jamais se faire en eau trouble.

Donc, vers la mi-nuit de Noël de l’an 1825, un petit pêcheur de lune était en train de naître dans une maison de la bonne ville de Lunel, à l’angle d’une vieille rue, en face de la chapelle des Pénitents Blancs. On s’en donnait de chanter, ce soir-là, chez ces Pénitents, qui avaient invité tous les alentours pour la messe de minuit. Cependant, la femme qui allait être mère voulut que le souffle de la glorieuse Nativité passât sur l’obscure naissance. On ouvrit les fenêtres. La nuit de Noël entra dans la chambre. Il y eut des étoiles dans les rideaux. Une vague de plain-chant vint mourir au pied du grand lit. Ce fut une invasion de cantiques frais et de noëls naïfs. Et tout cela, piété, foi, poésie chrétienne, musique méridionale, ferveur honnête, grandiloquence de l’orgue, pureté des voix enfantines, cordialité des voix populaires, tout cela, se mêlant à l’âme éparse des fiers ancêtres comme le parfum d’encens se mêlait à la vertueuse odeur un peu surannée de la vieille demeure, tout cela fit quelque chose de très noble et d’extraordinairement candide ; ce mélange tourna dans l’ombre, battu par des ailes d’ange ; l’enfant l’aspira avec sa première gorgée d’air ; et ce fut l’âme de M. de Bornier.

Vingt ans après, chez Victor Hugo, un soir que toutes