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Nous qui par tous les temps n’avons cessé d’aller,
Suant sans avoir peur, grelottant sans trembler,
Ne nous soutenant plus qu’à force de trompette,
De fièvre, et de chansons qu’en marchant on répète ;
Nous sur lesquels pendant dix-sept ans, songez-y,
Sac, sabre, tourne-vis, pierres à feu, fusil,
— Ne parlons pas du poids toujours absent des vivres ! —
Ont fait le doux total de cinquante-huit livres ;
Nous qui, coiffés d’oursons sous les ciels tropicaux,
Sous les neiges n’avions même plus de shakos ;
Qui d’Espagne en Autriche exécutions des trottes ;
Nous qui, pour arracher ainsi que des carottes
Nos jambes à la boue énorme des chemins,
Devions les empoigner quelquefois à deux mains ;
Nous qui, pour notre toux n’ayant pas de jujube,
Prenions des bains de pied d’un jour dans le Danube ;
Nous qui n’avions le temps, quand un bel officier
Arrivait, au galop de chasse, nous crier
« L’ennemi nous attaque, il faut qu’on le repousse ! »
Que de manger un blanc de corbeau, sur le pouce,
Ou vivement, avec un peu de neige, encor,
De nous faire un sorbet au sang de cheval mort ;
Nous…

LE DUC, les mains crispées aux bras de son fauteuil, penché en avant, les yeux ardents.

Nous…Enfin !…

LE LAQUAIS.

Nous…Enfin !…… qui, la nuit, n’avions pas peur des balles,
Mais de nous réveiller, le matin, cannibales ;
Nous…

LE DUC, de plus en plus penché, s’accoudant sur la table, et dévorant cet homme du regard.

Nous…Enfin !…

LE LAQUAIS.

Nous…Enfin !…… qui marchant et nous battant à jeun,
Ne cessions de marcher…

LE DUC, transfiguré de joie.

Ne cessions de marcher…Enfin ! j’en vois donc un !