Page:Rostand, L’Aiglon, 1922.djvu/47

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Las de vivre en un temps qui n’a rien de sublime,
Et de fumer sa pipe en parlant d’idéal.
Ce que je suis ? Je ne sais pas. Voilà mon mal.
Suis-je ? Je voudrais être, — et ce n’est pas commode.
Je lis Victor Hugo… Je récite son Ode
À la Colonne. Je vous conte tout cela
Parce que tout cela, mon Dieu, c’est toute la
Jeunesse ! Je m’ennuie avec extravagance ;
Et je suis, Monseigneur, artiste, et Jeune France.
De plus, carbonaro, pour vous servir. L’ennui
Ne me laissant jamais deux minutes sans lui,
J’ai porté des gilets plus ou moins écarlates,
Et je me suis distrait avec ça : les cravates.
J’y fus très compétent. Voilà pourquoi d’ailleurs
On me charge aujourd’hui de jouer les tailleurs.
J’ajoute, pour poser en pied mon personnage,
Que je suis libéral et basiléophage.
— Ma vie et mon poignard, Altesse, sont à vous.

LE DUC, un peu surpris.

Monsieur, vous me plaisez, mais vos propos sont fous.

LE JEUNE HOMME, après un sourire, — plus simple.

Ne me jugez pas trop sur ce qu’ils ont d’étrange ;
Un besoin d’étonner, malgré moi, me démange ;
Mais sincère est le mal dont je me sens ronger,
Et qui me fait chercher cet oubli : le danger !

LE DUC, rêveur.

Un mal ?

LE JEUNE HOMME.

Un mal ?Un grand dégoût frémissant…

LE DUC.

Un mal ?Un grand dégoût frémissant…L’âme lourde…

LE JEUNE HOMME.

Des élans retombants…

LE DUC.

Des élans retombants…L’inquiétude sourde…
La mauvaise fierté de ce que nous souffrons…
L’orgueil de promener le plus pâle des fronts…