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CRIS DE TOUS LES CÔTÉS.

J’ai soif !J’ai mal ! — Je meurs ! — Aï !

UNE VIEILLE VOIX ENROUÉE.

J’ai soif !J’ai mal ! — Je meurs ! — Aï !Sacrénom !

UNE JEUNE VOIX.

J’ai soif !J’ai mal ! — Je meurs ! — Aï !Sacrénom !Maman !

LE DUC, immobile, glacé, — deux filets de sang lui coulant des lèvres.

Ah !…

UN GÉMISSEMENT SUR LA ROUTE.

Ah !…Par pitié ! le coup de grâce, dans l’oreille !

LE DUC.

Ah ! je comprends pourquoi la nuit je me réveille !…

UN RÂLE DANS L’HERBE.

Mais ces chevau-légers sont d’ignobles tueurs !

LE DUC.

Pourquoi d’horribles toux me mettent en sueurs !…

UN CRI DANS UN BUISSON.

Oh ! ma jambe est trop lourde ! il faut qu’on me l’arrache !

LE DUC.

Et je sais ce que c’est que le sang que je crache !

TOUTE LA PLAINE, hurlant de douleur.

Ah !… ah !…

(Dans les ombres blêmissantes qui précèdent l’aube, au grondement d’un orage lointain, sous des nuages bas et noirs qui courent, tout prend une forme effrayante ; des panaches ondulent dans les blés, les talus se hérissent de colbacks fantastiques, un grand coup de vent fait faire aux buissons des gestes inquiétants.)

LE DUC.

Ah !… ah !…Et tous ces bras ! tous ces bras que je vois !
Tous ces poignets sans mains, toutes ces mains sans doigts !
Monstrueuse moisson qu’un large vent qui passe
Semble coucher vers moi pour me maudire !…

(Et défaillant, jetant en avant des mains suppliantes.)

Semble coucher vers moi pour me maudire !…Grâce !
Grâce, vieux cuirassier qui tends en gémissant
D’atroces gants crispins aux manchettes de sang !
Grâce, pauvre petit voltigeur de la Garde
Qui lèves lentement cette face hagarde !