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LE DUC, changeant de ton, à voix tout d’un coup basse et brutale.

Viens ce soir. Tu sais bien, la maison tyrolienne,
Sous bois, mon pavillon de chasse…

THÉRÈSE, avec un recul effrayé.

Sous bois, mon pavillon de chasse…Que je vienne ?…

LE DUC, précipitamment.

Ne dis pas non. Ne dis pas oui. J’attendrai.

THÉRÈSE, bouleversée.

Ne dis pas non. Ne dis pas oui. J’attendrai.Mais…

LE DUC, reprenant sa voix calme et triste d’enfant malheureux.

Songe combien je suis malheureux désormais
J’ai perdu tout espoir de jouer un grand rôle.
Je n’ai plus qu’à pleurer : j’ai besoin d’une épaule.

(Il a presque laissé tomber sa tête sur l’épaule nue de la Petite Source, lorsque le bruit d’un pas sur le gravier les fait se séparer vite. C’est Tiburce, drapé dans sa cape de spadassin, qui passe au fond, ayant au bras une femme. En les voyant, il cesse de causer, et arrête sur Thérèse un regard de menace. Elle lui répond d’un œil dédaigneux, et disparaît vers le bal. Tiburce, reprenant sa galante conversation, s’éloigne. Le Duc, qui n’a même pas reconnu Tiburce, appelle d’un signe un des laquais debout à la sortie de droite, et tire de son frac un feuillet de papier qu’il griffonne sur son genou.)



Scène VI

LE DUC, UN LAQUAIS, puis FANNY ELSSLER et L’ATTACHÉ FRANÇAIS.
LE DUC, tendant au laquais le mot qu’il vient d’écrire.

Au château, pour mes gens. Je ne rentrerai pas.
Je vais au pavillon. Vite quelqu’un là-bas.
Voilà. Rapporte-moi que la chose est comprise.

LE LAQUAIS, s’inclinant.

C’est tout ?

LE DUC.

C’est tout ?C’est tout. — Demain matin, la jument grise.

(Le laquais sort. Fanny Elssler, toujours masquée, repasse en courant, se retournant pour regarder si elle est poursuivie. Elle s’arrête en apercevant le Duc, dont le manteau violet laisse voir l’uniforme blanc.)