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Cela m’a reporté de vingt ans en arrière ;
Car c’était là, toujours, qu’il te posait ainsi
Lorsqu’il y a vingt ans il habitait ici !
(Il regarde autour de lui avec un frisson.)
C’était dans ce salon qu’on faisait antichambre ;
C’était là qu’attendant qu’il sortît de sa chambre,
Princes, ducs, magyars, entassés dans un coin,
Fixaient sur toi des yeux humiliés, de loin,
Pareils à des lions respectant avec rage
Le chapeau du dompteur oublié dans la cage !

(Il s’éloigne un peu, malgré lui, en fixant ce petit chapeau dont le mystère noir devient dramatique.)

Il te posait ainsi !… C’était comme aujourd’hui…
Des armes… des papiers… On croirait que c’est lui
Qui vient de te jeter, en passant, sur la carte ;
Qu’il est encore ici chez lui, ce Bonaparte !
Et qu’en me retournant, je vais, — sur le seuil, — là,
Revoir le grenadier montant la garde.

(Il s’est retourné d’un mouvement naturel, et pousse un cri en voyant, debout devant la porte du Duc, Flambeau qui, d’un pas, est rentré dans le clair de lune.)

Revoir le grenadier montant la garde.Ha !

(Un silence. Flambeau, immobile, monte la garde. Ses moustaches et ses buffleteries sont de neige. Les petits boutons à l’aigle étincellent sur sa poitrine. Metternich recule, se frotte les yeux.)

Non. — Non. — Non. — C’est un peu de fièvre qui dessine !…
Mon tête-à-tête avec ce chapeau m’hallucine !…

(Il regarde, se rapproche. Flambeau est toujours immobile, dans la pose classique du grenadier au repos, les mains croisées sur le coude de la baïonnette qui jette un éclair bleu.)

La lune construit-elle un spectre de rayons ?
Qu’est-ce que c’est que ça ?… Voyons ! voyons ! voyons !
(Il marche sur Flambeau, et d’une voix brève :)
Oui… quel est le mauvais plaisant ?

FLAMBEAU, croisant la baïonnette.

Oui… quel est le mauvais plaisant ?Qui va là ?

METTERNICH, faisant un pas en arrière.

Oui… quel est le mauvais plaisant ?Qui va là ?Diable !