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Lorsqu’il aura seize ans ! » — Père, il faut que tu dormes
Tranquille, car j’ai tout, — même tes uniformes !
Oui, j’ai l’air de porter un uniforme blanc.
Eh bien ! ce n’est pas vrai, c’est faux : je fais semblant !
(Il frappe sur sa poitrine, sur ses épaules, sur ses bras.)
Tu vois bien que c’est bleu, que c’est rouge, — regarde !
Colonel ?… Allons donc !… lieutenant dans ta Garde !
Je bois aux trois flacons que portaient vos chasseurs !
Père qui m’as donné les Victoires pour sœurs,
Vous n’aurez pas en vain désiré que je l’eusse
Le réveille-matin de Frédéric de Prusse,
Qu’à Potsdam vous avez superbement volé !
Il est là ! — son tic-tac, c’est ma fièvre ! — je l’ai !
Et c’est, chaque matin, c’est lui qui me réveille,
Et m’envoie, épuisé du travail de la veille,
Travailler à ma table étroite, travailler,
Pour être chaque soir plus digne de régner !

L’EMPEREUR, suffoquant.

De régner !… de régner !… n’ayez plus l’espérance
Qu’un fils de parvenu puisse régner en France,
Après nous avoir pris dans notre sang de quoi
Avoir un peu plus l’air que son père d’un roi !

LE DUC, blême.

Mais à Dresde, pardon, vous savez bien, j’espère,
Que vous aviez tous l’air des laquais de mon père.

L’EMPEREUR, indigné.

De ce soldat ?

LE DUC.

De ce soldat ?Pour peu qu’il la leur demandât,
Les empereurs donnaient leur fille à ce soldat !

L’EMPEREUR, avec les gestes de quelqu’un qui chasse un cauchemar.

C’est possible ! — Je ne sais plus ! — Ma fille est veuve !

LE DUC, se dressant devant lui, d’une voix terrible.

Quel malheur que je sois encor là, moi, la preuve !

(Ils sont face à face, se regardant avec des yeux ennemis.)
L’EMPEREUR, reculant tout d’un coup, avec un cri de regret.

Oh ! Franz ! nous nous aimions pourtant, te souviens-tu ?