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Marthe Baraquin



Au sortir de l’atelier, Marthe Baraquin, dite « Lilas », se glissa par la cour et, descendant la rue Grange-aux-Belles, elle atteignit le canal. La peur lui piquait les chevilles. Mais lorsqu’elle eut traversé le pont, elle se sentit presque rassurée.

— Il m’a ratée ! murmura-t-elle.

Toutefois, elle jeta encore un long regard sur l’autre rive, puis elle se dirigea vers la rue des Écluses-Saint-Martin.

C’était un soir d’automne. Une vapeur cuivreuse stagnait sur le canal. L’air était saturé d’odeurs fortes. Le goudron, la fumée de houille, l’eau pourrissante, les peaux mal raclées, le bois de sapin, le pétrole, le poisson mêlaient leurs exhalaisons à des effluves de graisse bouillante, de vinasse, d’oignon et de viandes cuites. Il s’élevait aussi un charme. La lueur des fenêtres figurait des scènes qu’on pouvait croire délicieuses ; les barques dormantes, avec leurs fanaux d’escarboucle et d’émeraude, murmuraient l’invitation au voyage.

Marthe Baraquin ne pouvait échapper à l’attention d’un peuple où presque chaque homme est un chasseur d’amour. Elle agitait comme une torche ses lourds cheveux maïs et son visage vêtu d’une pulpe éclatante. Cette belle fille, pleine de sève, n’avait pas les traits rythmiques. Avec ses joues au contour un peu brusque, sa bouche grande et sensuelle, c’était un fruit de tentation. Par l’éclat, par la force de vie, par la flambée des lèvres, par les feux glauques et turquoise de ses yeux, elle devait exaspérer également le désir de la basse crapule et des vieux marcheurs. Elle le savait, et s’il n’est permis à aucune fille de haïr une telle séduction, elle en craignait le péril. C’est ce péril qu’elle fuyait, par un soir fuligineux d’automne, le long du canal Saint-Martin.

Depuis trois semaines, elle était poursuivie par Victor Huraud, dit Rouge, sinistre voyou du Sébasto, qui avait résolu d’en faire sa proie. C’était un long individu, au teint d’endive, avec des pustules dans le cou, des cheveux noirs très plats, nourris de pommade ; les yeux, situés à des hauteurs inégales, et tout ronds, vous fixaient sans avoir l’air de vous voir. Il montrait des lèvres comme des chiques de tabac, des dents énormes, qui lui enflaient les joues et puaient épouvantablement.

Rouge n’abordait pas la jeune fille devant l’atelier ; il surgissait au détour des rues, ou de la pénombre d’une charrette, avec un frétillement de lézard. C’était brusque, sournois, menaçant. Sa voix rauquait, détendue par l’absinthe et les pipes ; elle avait des inflexions ignobles et des tons réticents qui effaraient les filles. Elle le craignit tout de suite, et fila, silencieuse, sans tourner le visage. Il ne s’en émut point ; il la courtisait à sa manière, avec des interjections brusques et des promesses :

— T’es bath ! T’es gironde… on s’embêterait pas… on s’en foutrait jusqu’à pus soif. T’en as de la filasse… qu’on dirait un feu d’artifice… et mince de châsses, j’y allumerais mon brûle-gueule. Tu dis rien ? T’as tort. Faut toujours dire quelque chose. D’abord une politesse vaut une politesse : j’suis poli, peut-être ? Tu crois que j’ai pas de pèze ? Pige-moi ça. C’est-y une thune, ou que ce serait d’la peau de meulard ? Et ça, c’est pas un demi-sigue… même qu’il est tout frais ! J’en ai, que j’dis, et puis, chaque jour de la semaine… c’est pas du crédit, c’est rubis sur l’ongle… Ce qu’on s’en payerait, du caf’conce, des petits gueuletons et des refaites à Vincennes. Je me dégèlerais plutôt que de laisser manquer ed’ quèque chose à ma p’tite momoche !

Elle marchait plus vite, affadie par cette voix crapuleuse. Mais il ne se lassait point :

— De quoi ! As-tu bouffé ta bavarde ? Ou ça serait-y qu’on t’a coupé le fil ? Je te parle… Totor le Rouge… dont y faut pas s’foutre et qui n’a