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78 MARTHE une marche, ensemble furtive et clapotante, puis la voix rouillée de Rouge chuchota : — C’est pas trop tôt, la môme. On va régler ses comptes. Elle s’arrêta, jeta un rapide regard sur le visage blafard et dit avec douceur : -Je vous prie de passer votre chemin. Elle parlait bas ; il crut qu’elle avait peur ; il darda sur elle ses yeux inégaux et circu- laires. — J’t'ai dit qu’on allait régler ses comptes ! Tu sais bien que je parle pas pour les bœufs. V’là ce que tu vas faire, tu vas venir avec mézigue ; on s’enfilera dans un taxi, et fouette pour la turne. Là, on s’espliquera. Si tu ne rouspètes pas, eut-êt’bien que je me contenterai de quèques ains su’la gueule, mais si tu rouspètes, ah ! m de Dieu ! quelle purge ! Allons, ouste, déca- llons ! Elle avait reculé jusqu’au mur ; elle baissait la tête. — Je vous en prie, murmura-t-elle, ne me sui- vez plus ! Je vous pardonne d’avoir été mon bourreau, mais je suis résolue à me défendre. Il ricana ; un rire sourd et sinistre secouait sa pomme d’Adam. — Ah ! bien, t’avais pas la bavarde si bien pen- due dans le temps ! Mais c’est pas tout ça, j’suis pressé : c’est-y que tu veux venir, gy ou non ? Si c’est non, j’vas peut-êt’me gêner pour semer tes tripes. Plus un mot, marche devant et ne traîne pas. Il avait sa face d’assassin ; les doigts. crispés dans la poche intérieure de son veston, tenaient déjà le couteau. D’autre part, au coin de la rue, Double-Pince venait d’apparaître. Marthe eut un court frisson, son visage devint de pierre ; d’un mouvement précis, elle tira le revolver du man- chon, au moment où le couteau jaillissait au poing de Rouge, et tira une balle. Huraud tres- saillit, frappé au flanc : -Ah ! vache… tu m’as… Il chancelait, et toutefois, ouvrant le couteau, il frappait avec énergie. La lame disparut entre les côtes de Marthe, tandis qu’une seconde balle trouait la tête du souteneur. Alors, proférant des menaces caverneuses, il croula, il enfonça ses ongles dans la boue et trépassa. Une tache rouge s’élargissait sur le corsage de la jeune femme ; pâle, les jarrets fauchés, elle s’appuyait à la mu- raille avec un étrange sourire. Des têtes émer- geaient des fenêtres, une bonne fuyait éperdue, un concierge et un typographe approchaient en se courbant, et Double-Pince, dardant son cou- teau, accourait à grands bonds. Elle l’avait vu venir, sa main affaiblie s’éleva… Une dernière BARAQUIN détonation et Brivat, laissant son couteau dans le ventre de Marthe, poussa un cri d’agonie. Marthe s’éveilla dans une lueur de cendre et de lait. Elle avait dans la bouche un goût métal- lique, elle se sentait excessivement lasse et comme planante sur un air très épais ou sur une eau très subtile. D’abord, sa vue et sa pensée errèrent ; un nuage était dans son crâne, une fu- mée où se tordaient des herbes, des roseaux et des pétales, puis une ouverture se fit et elle aper- çut les joues creuses, les yeux de poix, la barbe grisonnante de Plessys. Elle ne s’étonna point, une existence imprécise continuait. dont elle ne voyait pas le commencement et qui la remplissait d’une merveilleuse quiétude. Peu à peu, comme des gouttes d’eau qui s’assemblent dans une vas- que, ses souvenirs se reformèrent. Il y eut un flot- tement de pigeons et de corneilles, des campaniles, une route flasque et fangeuse, le profil sinistre de Victor Huraud. Elle vit une lame de feu blanc, elle entendit la détonation grêle du revolver, et surprise d’être encore vivante, elle dit à voix basse : P — Est-ce que je les ai tués ? Une épouvante virait au fond de sa prunelle ; Marcel se hâta de répondre : Oui, ils sont morts ! — Ah ! soupira-t-elle. Et il vint un léger vertige. Elle entendit chan- ter la voix des cloches au-dessus d’un jardin excessivement long, où des bouvreuils se pour- suivaient à travers des ramilles d’écarlate, où des œillets pleuvaient parmi des essaims de guê- pes, de moustiques et de vanesses. Ce fut court. Marthe se retrouva dans la réalité, très débile, très légère, extraordinairement heureuse. Elle demanda : — C’est bien vrai ? Ils ne reviendront plus ? — Ils ne reviendront plus ! répondit-il avec passion. Elle sut, de tout l’instinct de sa chair, que Marcel était sauvé, et dans son âme où la ten- dresse coulait à pleins bords, le monde renaquit plus frais, plus brillant, plus vaste qu’il n’avait jamais été. Comme elle était une créature simple, l’amertume passée s’effaça sans retour, le présent seul exista, semblable à l’éternité. Alors, tour- nant son faible visage, où l’éclat allait refleurir, et ses yeux créés pour l’amour, vers l’homme aux tempes argentées, elle chuchota : — Maintenant, c’est bon de vivre ! Et lui aussi, devant la jeune maîtresse ressus- citée, il eut sa minute magnifique, où la pré- voyance était assoupie, où il voyait la vie avec les/yeux d’un petit enfant. FIN