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marthe baraquin

Tant de goûts conformes aux siens la ravissaient. Elle se mit à l’aimer d’un amour qui, d’abord mijotait tout doucement dans son cœur. À mesure sa prudence fondit, sa tendresse devint plus chaude. Le temps arriva où elle bouillonnait nuit et jour. Il s’en aperçut bien. Il lui proposa à plusieurs reprises de venir voir sa chambre, et, par deux fois, elle l’accompagna jusqu’à la porte de sa maison ; lorsqu’elle apercevait le corridor bas, aux murs suants et couleur de viande, elle se rappelait si vivement Paille-de-Fer et les autres qu’elle reculait, épouvantée.

Émile, prudent et mariolle, comprit qu’il fallait user d’une autre tactique. Il proposa une promenade au bois de Clamart, où il connaissait des fourrés propices. Elle accepta, et, le dimanche matin, dès 9 heures, ils prenaient le tramway Bastille-Porte Rapp, avec la correspondance Saint-Germain-des-Prés-Clamart. Le temps était moutonneux ; une bande de nuages blafards plana longtemps sur le zénith.

— Vous croyez pas qu’il pleuvra ? demandait-elle.

Il flairait l’air et se touchait la narine :

— Je ne crois pas. Quand il va tomber de l’eau j’ai le nez qui me démange. Un petit coup de soleil va bouffer le mauvais temps.

Au fond, il espérait la rincée, car les chambres d’hôtel valent mieux que les fourrés — et il avait emmené une belle pièce d’or avec deux écus de cent sous.

Près des fortifications, le ciel s’obscurcit encore, il y eut une odeur d’orage, les nues galopèrent en tourbillon.

Bah ! fit-il, c’est pas une affaire. Je connais un restaurant épatant où on peut déjeuner sous une galerie. Il est fameux pour la tête de veau.

Quand ils arrivèrent à Clamart, le bois était presque désert : les Parisiens attendaient la décision des nuages.

— Allons-y quand même, dit le jeune homme avec douceur. Le nez n’a toujours pas bougé : c’est bon signe.

Comme ils avaient chacun un parapluie, Lilas se laissa convaincre. C’était le temps où les feuilles n’ont pas fini de croître. Elles avaient la chair délicate et fraîche comme la jeune salade ; elles répandaient une âme trouble, et le clair des nuages jouait aux sous-bois pleins de finesse et de timidité.

Alors la romance chanta dans le cœur de Marthe. Elle accompagna le trille des petits oiseaux ; elle s’envola avec le merle, le pinson, la fauvette et la grive ; elle étincela sur les corolles et s’alanguit dans les parfums. Avec les refrains pâmés il y eut la « mignonne », la « charmante », la « cruelle », le lilas, le muguet, les roses et les étoiles. La Parigote vécut le luxe des rêves et comme elle ne pensait pas à la mort ni même au lendemain, elle eut la dangereuse fièvre du bonheur. La vie universelle fut, sous les chênes et les hêtres de Clamart, un grand garçon aux épaules matelassées par l’épaulette américaine, au torse débile, aux mains moites, et dont les yeux indigo distillaient une tendresse fade. Il traînait de longues bottines, où transpiraient des pieds blêmes et mal lavés. Mais ses culottes étaient fraîches ; il exhibait des manchettes ; une chaîne « titre fixe » protégeait sa montre en aluminium. Tel quel, il fut l’idéal, les songes innombrables ; il se para de tout ce que les romanciers populaires ont mis de prestige autour des amants magnanimes.

Elle aussi fut l’héroïne, mais le garçon faisait ses réserves. Il savait bien qu’elle était séduisante, il la devinait belle fille par tout le corps. Elle n’avait pas comme lui des os mal venus, une peau moite, des membres à demi rachitiques. La sève qui l’emplissait était, de toutes parts, généreuse ; les accessoires même n’avaient pas été négligés : dans les bottines trop fortes, on aurait trouvé de beaux pieds frais et secs ; le torse aux côtes bien construites comportait des seins presque parfaits, un ventre charmant de couleur et de forme ; quelque irrégularité dans le contour du visage n’enlevait rien à son attrait, à l’éclat des joues, au feu sain de la bouche, aux yeux d’enfant et de lionne… Mais il en avait possédé d’autres, presque sans peine. Alors la romance perdait de sa force ; et quoique Émile fût un fruit mal venu, il envisageait la belle fille, bâtie avec tant de soin, comme une chose passagère.

Le ciel s’était assagi ; de toutes parts des puits de lumière s’ouvraient dans les nuages. Émile se mit à chanter :

L’amour, vois-tu, chère mignonne,
S’accroît avec le frais lilas.
Sous le ciel d’avril qui rayonne,
L’amour est là, il est là-bas !

Elle répétait en sourdine :

Sous le ciel d’avril qui rayonne,
L’amour est là, il est là-bas !

Elle avait les yeux pleins de larmes. Alors, il la prit à la taille et l’embrassa à pleine bouche, Quoiqu’il fleurât le tabac et quelque peu le torchon rance, elle se sentit le cœur fou, elle rendit les baisers avec gaucherie.

— Je n’ai encore jamais aimé que toi ! dit-il, rauque et les yeux chavirés.

— On dit ça ! répondit-elle.

Mais elle n’avait aucun doute. Elle était crédule comme les petits enfants, ou comme la pinsonne perchée sur un rameau neuf.

— Je ne mens pas, reprit-il… De dire que je suis mascot, ça ne serait pas vrai, et tu ne