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marthe baraquin

récits étaient déposés dans sa mémoire par couches, comme le limon au fond des lacs. Il retrouvait tout de suite le nom des personnages et leurs exploits, citait les passages comiques avec un rire discret, se souvenait de la beauté des héroïnes et de leurs épreuves.

Sa voix était un peu basse, presque rauque, mais sympathique. Lilas reconnut que c’était un homme très supérieur aux autres. Son admiration s’accrut lorsqu’elle constata qu’il avait les mêmes opinions qu’elle sur la Petite Mionne et sur Fleur-de-Marie.

Il l’accosta au coin de la rue.

C’était un soir d’avril. Le ciel venait de chasser un grand nuage, et l’on voyait de petites étoiles, au-dessus de l’hôpital Lariboisière, Il lui parla avec distinction :

— Pardon, excuse, mademoiselle… Est-ce que je ne vous ai pas rencontrée aux Bouffes-du-Nord, un soir où on jouait Gigolette ?

Il avait soulevé son melon, esquissé quelque chose comme une révérence, Elle voulut d’abord le dépasser, mais elle ne put s’empêcher de se dire qu’il parlait très bien ; et puis, il descendait une brise molle, où l’on sentait une odeur de foin.

— Je ne m’en rappelle pas ! dit-elle. C’est bien possible… Des fois, je vais aux Bouffes-du-Nord.

— Il me semble bien vous reconnaître ! Et, d’ailleurs, ça serait difficile qu’on vous prenne pour une autre… Je n’ai pas souvent rencontré une personne qui était aussi jolie.

— Faut pas vous moquer ! fit-elle, confuse, et reconnaissant qu’il était tout à fait bien élevé.

— Je n’me moque pas. C’est la pure vérité. Vous devez bien le savoir, allez. Quand on est jolie comme ça, on ne manque pas de gens pour vous le dire. Si ça ne vous gênait pas, on pourrait faire quelques pas ensemble.

Ça ne la gênait pas. Que pouvait-elle craindre ? S’il lui déplaisait, il serait toujours bien temps d’en finir. Alors, il marcha près d’elle et il se présenta. Il se nommait Émile Aubert, était employé au rayon de la chapellerie, et se faisait 150 francs par mois. Il avait encore ses parents ; son père était garçon boucher et sa mère cardeuse de matelas. Lui n’avait pas voulu être ouvrier, mais il ne méprisait personne, Il espérait devenir à la longue chef de rayon, à moins qu’il ne gagnât un gros lot à la loterie :

— Dès qu’il y a une loterie, j’achète un billet. Jamais j’en laisse passer une, je veux dire quand je la connais. Chaque fois que je ne gagne pas, c’est une chance de plus de gagner une autre fois. Si jamais j’avais la veine, savez-vous ce que je ferais ? J’ouvrirais un joli restaurant, avec une salle de café et un billard. C’est mon rêve, quoi !

Ils dévalaient à pas menus le long des rues où l’araignée du soir tissait ses mailles. Les étoiles croissaient en éclat et en nombre, le croissant étalait une broche délicate, avec un petit diamant entre les pointes, une poudre de perles palpitait sur le Chemin de Saint-Jacques. Et les passants glissaient vers leurs tanières, avec des allures affamées. C’est ainsi qu’ils littérature et théâtre. Il venait de voir la Grande Famille. Il avait été très frappé de la rivalité du chef et du subordonné.

— C’est sûr que, pour les officiers, on n’est pas des hommes, remarqua-t-il. Des fois, pourtant, le soldat est plus mariolle que le chef. Ah ! j’aurais pas voulu me trouver à la place du sergent ; mais, si je m’y étais trouvé, je ne me serais pas laissé faire, quand même il aurait fallu passer à Biribi… Devant l’amour, on est tous égaux !

Ensuite, par une pente naturelle, ils parlèrent de Païllasse, que publiait le Conteur populaire. Là, c’était un pauvre bougre de saltimbanque qui avait épousé une fille de grand seigneur, au temps où elle était abandonnée. La famille venait de reprendre la jeune femme et, loin de son mari, elle languissait.

— Qu’est-ce qui va arriver ? demanda Marthe.

— Paillasse la rattrapera, affirma Émile. Et y faudra bien que le vieux cède ! Dame ! il est son mari, après tout, sans compter qu’elle est mère.

— C’est vrai, mais si on la fait disparaître ?

Cette hypothèse le rendit soucieux, Ils marchèrent quelques minutes en silence. Enfin, il dit :

— Qu’est-ce que vous feriez, si vous étiez l’héroïne ?

— Moi ? s’écria-t-elle avec véhémence. Ah bien ! ça ne serait pas long… Je dirais à mon grand-père : « Paillasse ou la mort, »

Il approuva énergiquement cette réponse et offrit une poignée de main à Lilas, disant :

— Je suis sûr qu’elle ne pouvait pas être plus jolie que vous.

Ces paroles embaumèrent le soir. Marthe n’en avait entendu d’aussi belles qu’à l’Ambigu, aux Bouffes-du-Nord et dans les romances. Elle était charmée aussi de la poignée de main, Quand il proposa de la retrouver le lendemain, elle ne refusa point.

Ils se revirent, Pendant plus d’une semaine, il ne tenta ni de l’embrasser, ni de la pincer quelque part, comme faisaient les autres hommes. Il aimait causer ; elle était stupéfaite de voir combien ils avaient d’idées communes : ainsi qu’elle, il préférait les héroïnes blondes, il s’enthousiasmait pour les personnages qui cachent une grande force et une bravoure surhumaine sous des dehors élégants ; il ne pouvait souffrir un récit qui finissait mal, — et, dans la vie, il aurait voulu être son propre maître, avoir des bagues, une montre, une chaîne en or, une grande armoire à glace biseautée, beaucoup de vêtements et de linge, passer ses soirées au théâtre et le dimanche à la campagne. Pour le reste, il croyait qu’il n’y a que l’honnêteté.