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marthe baraquin

épaules. Quelque chose brülait au centre de son corps. Elle n’apercevait ni le passé ni l’avenir ; elle était dans le présent comme dans une éternité affreuse et sans remède, À la fin, elle murmura :

— Je n’ai pas couru après lui. Je l’ai jamais écouté. Quand il était seul dans le logement, je filais dehors. Tu le sais bien… tu le sais bien ! Pourquoi que tu n’as pas compassion de moi ? Moi je t’aime bien, pourtant !

Ah ! qu’un peu de pitié lui aurait fait du bien. Ah ! rien que de lui passer la main sur le dos, comme on fait aux chiens et aux chevaux… elle se serait sentie presque heureuse, Mais la mère jalouse ricanait :

— De quoi, compassion ! Quand tu m’as pris mon homme !

Elle ne sortit pas de là.

Et l’horrible soir passa, puis la nuit et des jours.

Le savetier ne reparut point. Il fit chercher ses outils et ses cuirs, il partit pour l’autre rive, au fond de Grenelle. Ensuite, la vie se remit à tisser sa toile.

Lilas savait qu’elle avait perdu de sa valeur. Quoique Camouche ne l’eût point possédée, elle était de ces filles qu’on ne mène pas volontiers devant le maire ni à l’église. Elle était comme elles et pas comme elles. Comment l’expliquer ? « Un homme qui la croirait saurait bien qu’elle restait neuve tout de même ; mais qui la croirait ? »

Cette idée la rongea d’abord, elle en était honteuse : à la longue, elle s’y habitua. Les choses que son malheur avait partout mises en désordre reprirent leur place. Son sang bondissait, trop riche pour le pessimisme. Elle regardait à travers l’atmosphère pour découvrir la joie, et l’espérance coulait à pleins bords.

Le travail même, la petite aiguille ennuyeuse et monotone, la machine qui fatigue le dos, la patronne qui harcèle et gronde ne l’accablaient point. Au matin, la lumière était de nouveau créée, Lilas courait sur le trottoir d’un pied pétulant et gai, ses yeux se nourrissaient de la rue et des créatures, il y avait partout des scènes qui promettaient la délivrance : devant le bijoutier, elle conçoit des miracles, l’odeur du pain chaud et des pâtisseries réveille une convoitise qui la rend confiante, les viandes roses, les galantines, les boîtes de sardines, les saucissons, les chipolatas l’hypnotisent aux devantures des charcutiers.

Peut-être Marthe rêvait-elle d’amour, mais avec une extrême prudence. Sa défiance du mâle était encore accrue. La peur l’enveloppait et la rendait subtile, Pour la rassurer, il aurait fallu un homme à la fois très doux, très propre, très discret dans ses paroles, et qui pourtant n’eût pas l’air d’être d’une autre race.

Ces hommes croissent rarement dans les quartiers pauvres. Les ouvriers étaient trop souvent débraillés et leurs paroles manquaient de mesure, les employés ne se prenaient pas pour la queue de la poire et semblaient sournois ou goguenards. Tous d’ailleurs montraient trop vite où ils voulaient en venir ; le souvenir du pouce de Camouche et la brutale blessure avaient laissé une phobie à la jeune fille, Pas moins qu’une autre, elle n’était faite pour aimer ; mais celui-là seul aurait des chances qui saurait la séduire très lentement et lui inspirer une confiance profonde. Les discrets sont aussi les timides. Ils bafouillent : on ne sait pas ce qu’ils veulent dire et ils vous font partager leur gêne, Et quand on est irrésolue, d’être par surcroît gênée suffit à tout rompre.

Elle eut seize ans ; elle savait qu’elle était une belle fille, très attisante. Le hasard de quelques lectures, peut-être aussi l’atavisme du père Baraquin, qui était un animal social très régulier, lui firent décider que l’amour devait être précédé du mariage. Sans doute le dégoût où la jetait l’existence d’Antoinette aida à lui enfoncer cette idée dans la tête.

Antoinette vivait comme les chattes sur les gouttières. Quoiqu’elle fût usée et qu’elle fatiguât terriblement des reins, elle gardait une ardeur vaseuse. Et comme les amateurs ne foisonnaient point, il lui fallait faire la chasse. Sur ses jambes enflées, avec son cœur lourd, la besogne était incommode. Elle amenait des types ignobles qui la lâchaient aussitôt. Ces vadrouilles devenaient de plus en plus clairsemées, tant à cause de la rareté des amateurs que par l’accroissement de la lassitude. D’autre part, elles devenaient toujours plus ignobles et ancraient Lilas dans ses répugnances.

Mais les pièges qui entourent la créature sont innombrables et la créature est soumise aux rencontres obscures de l’énergie et de la matière. Puis, toutes les fictions ancestrales vivent en elle et l’aveuglent.

Marthe rencontra, près de Lariboisière, celui qui avait la parole aimable, avec la patience et la douceur. C’était un employé des Masses-Laborieuses. Il cachait une construction faible sous des vestons violemment carrés par l’épaulette américaine, et une santé indigente sous un teint frais. Ses yeux avaient la couleur des boules d’indigo, avec deux pupilles dilatées, d’une incertitude séduisante. Il portait une barbe noire en fer à cheval, ses cheveux frisottaient autour des oreilles, ses lèvres avaient un sourire rose sur des dents étincelantes, il lavait avec soin ses mains, son visage et même son cou. En outre, il lisait avec assiduité les romans populaires. Il connaissait même beaucoup de feuilletons d’un autre âge : Les coups d’épée de Monsieur de la Guerche, la Jeunesse du roi Henri, les Mystères de Paris, Monsieur Lecocq, le Tambour de la trente-deuxième, Marcof le Malouin, les Habits noirs. Ces