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marthe baraquin

C’était tentant. Une ivresse passa. Mais Lilas sentit bien que si elle prenait le cadeau, elle cesserait d’étre libre : quelque chose était en elle qui la forcerait à payer cette dette. Elle darda encore un regard sur la montre, elle refusa :

— Non ! dit-elle, j’ai rien fait pour l’avoir. Je peux pas !

— Bêtasse ! T’as rien fait, et puis ? Si ça me plaît de t’offrir ça !

— Et pourquoi que vous me l’offrez ?

— Tiens, parce que c’est mon idée… J’te gobe. Y a pas de casse…

— Si j’étais un garçon, vous n’auriez pas pensé à ça.

— Tu peux le dire. Mais t’es pas un garçon… t’es une fille, et une belle fille !

Il poussa un rauquement et, entraîné par une sensation trop forte :

— Je peux bien te le dire, après tout. J’en suis malade, je pense plus qu’à toi. Je tuerais quéqu’un pour t’avoir. Ça m’a pris… c’est pas ma faute… c’est « l’hydre de la nature !… » Vois-tu, ma gosse, j’en peux plus, j’en étouffe, je claquerai si je ne peux pas t’avoir. Écoute, c’est pas de la blague. Je suis un homme sérieux qui connaît l’existence… Tu sais comme je suis travailleur, comme je fais de bonnes journées et que je regarde pas à la dépense. Ben ! si tu veux, tout ça sera pour toi. Je travaillerai double et triple. Dis oui et on fout le camp tout de suite. Je m’acharnerai pour toi… Je me crèverai pour te faire heureuse !

Il pleurait presque ; il y avait des gouttes grasses sur ses tempes et au bord de ses cheveux ; Il était hideux et lamentable ; il ressemblait à un vieux chien, et son émotion le faisait suer. Elle, de songer à ce qu’il voulait, fut prise d’un dégoût qui lui levait le cœur ; mais comme il parlait avec humilité, elle avait aussi de la compassion :

— Faut pas ! répondit-elle. C’est des idées. Ça passera. Moi, c’est pas dans mes cordes… Je veux pas me coller !

— Ce n’est que ça ! cria-t-il. T’as qu’un mot à dire, on ira à la mairerie.

— Je veux pas non plus. Et puis, vous n’y pensez pas. Ça serait pas chic du tout. Vous êtes à ma mère. Voyons, une fille ne peut pas prendre un homme à sa mère !

— Cette réponse déconcerta un instant Paille-de-Fer. Puis, il répondit :

— D’abord, j’suis pas à ta mère. On est l’oiseau sur la branche ! J’ai pas fait de bail ni elle non plus. Elle peut bien faire ce qu’elle voudra… et moi itou… Et elle est pas déjà si chouette avec toi. Tu lui dois rien, t’as pas demandé d’y venir ; elle t’a posée comme une poule pose un œuf ! D’ailleurs, tu lui feras aucun mal, vu que je comptais bien la plaquer un d’ces quat matins : elle est trop crampon.

Il s’animait et, à mesure, il devenait moins pitoyable. La fin du discours choqua Marthe. Elle s’indigna de ce que ce sale savetier osât trouver une femme crampon ; il aurait dû être trop content d’avoir trouvé Antoinette.

— Et après ! s’exclama-t-elle avec goguenardise. C’est pas seulement pour elle, c’est aussi pour moi. Bien sûr que c’est pas propre, une fille qui va avec le type à sa mère. Je suis pas de cet omnibus-là !…

— Ah ! t’es pas de cet omnibus-là ! fit le cordonnier.

Une fureur enfla les pectoraux de Camouche et enfuma ses prunelles : il se jeta sur Lilas du même mouvement dont il aurait donné un coup de couteau. D’un crochet, elle l’évita, et comme ilse tournait pour revenir à la charge, elle empoigna un traversin sur le lit de fer et le lui lança de toutes ses forces. Il tituba, s’affala contre la muraille ; elle eut le temps de prendre la porte et de s’enfuir.


Lilas n’osa rien dire à sa mère. Elle était sûre que Camouche nierait. Elle se tut donc ; la vie continua, sournoise.

Paille-de-Fer semblait avoir tout oublié, il travaillait avec vigilance, il était même plus impassible, mais des rides de mauvais augure passaient par saccades au milieu de son front.

Sa résolution était prise. Une âme de criminel lui poussait, hypnotisée sur un désir invariable. Il méditait son coup, avec patience, et il voulait d’autant plus Lilas qu’il l’avait prise en haine.

Plusieurs semaines s’écoulèrent. Elle se tenait sur ses gardes ; elle barricadait chaque soir le cabinet noir où on avait étendu sa paillasse et jamais elle ne demeurait une minute seule avec le cordonnier. Mais lorsqu’on vit ensemble, l’occasion finit toujours par se produire.

Un après-midi, Antoinette se rendit au boulevard Richard-Lenoir, dans l’intention d’acheter une jupe d’occasion chez une revendeuse. Le cordonnier, pendant le déjeuner, annonça qu’il irait de son côté jusqu’à Saint-Denis, où il avait une « affaire de cuirs ».

Marthe rentra sans méfiance. Elle jeta toutefois un coup d’œil dans le logis avant d’entrer définitivement. Personne. Alors, elle referma la porte, et elle se dirigeait vers un placard, où elle comptait prendre un exemplaire dépareillé de la Petite Mionne, lorsque Camouche jaillit de derrière le lit de fer, Quand elle se retourna, il était trop tard, il la tenait acculée dans l’encoignure.

— Si tu pousses un cri… un seul petit cri, fit-il d’une voix d’assassin, je t’étrangle ! Et c’est pas des mots.

Il était immonde et épouvantable, on aurait dit que sa peau était devenue du plâtre sale : elle s’écaillait, elle n’avait plus de sang ni même de bile. Ah ! Marthe vit bien que ce n’était pas