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marthe baraquin

Il gagnait de bonnes journées, Point avare et sans prévoyance, il dépensait le gain avec sa maîtresse. Elle connut plus de grimaces, plus de chansons, plus de vaudevilles obscènes, plus de drames furibonds, pendant quelques mois, que pendant tout le reste de son existence. Il ne la menait pas seulement aux Bouffes-du-Nord ou à la Gaîté-Rochechouart, mais jusqu’à l’Eldorado, l’Ambigu, Ba-Ta-Clan. D’ailleurs, il connaissait les bons trucs pour obtenir le billet de faveur ou l’entrée à prix réduit, et pouvait ajouter au spectacle un museau de bœuf, une choucroute ou une saucisse rôtie.

Antoinette mena ainsi « la grande vie », que le père Baraquin lui avait impitoyablement refusée. Il y eut des soirs où, faute d’omnibus, elle s’étendit sur le capitonnage des fiacres : elle ne voyait guère de différence entre son sort et celui des marquises et des duchesses, dont ses rares lectures lui décrivaient l’existence avec exactitude et minutie.

On emmenait Lilas. Rarement d’abord, Puis, malgré l’opposition hargneuse d’Antoinette, le savetier l’invita chaque samedi soir. Pour elle aussi, ce furent des heures admirables. Quand elle était assise sur la panne rouge, tandis que Lagardère marquait au front les assassins de Nevers, que le Régent protégeait l’innocence, que l’orpheline fuyait, poursuivie par ses bourreaux, elle concevait la joie de vivre et se faisait une idée précise des princes, des seigneurs, du grand monde, des bandits et de la richesse.

Elle ne pressentait aucunement les desseins de Nicolas Camouche : c’est qu’il était sournois et patient. Comme il n’avait pas encore fini de s’assouvir sur Antoinette, il cuisinait, à loisir, la « petite grive » en tirant sur le ligneul. Il espérait arriver à ses fins par la douceur. Car c’était un cerveau plein d’illusions. Encore que son expérience galante n’eût pas été heureuse, il n’en croyait pas les événements, et lorsqu’il voyait, au théâtre, les hommes traîtres et hideux, il n’y reconnaissait pas un trait de sa personne. Il s’attribuait opiniâtrément une sorte de charme, où il y avait de l’élégance, il ne doutait point que Lilas y fût sensible. Elle se jetterait dans ses bras ou, pour le moins, lui ferait des agaceries. Comme elle restait paisible, il décida qu’elle cachait son jeu. Parfois aussi, il pensait qu’elle avait des scrupules ; car, enfin, Antoinette était sa mère…

Tant qu’il ne fut pas rassasié de celle-ci, ces raisons le satisfirent. Puis l’heure vint où le nouveau désir domina ; il ne goûta plus Antoinette qu’avec indifférence ; souvent, il n’avait même plus le courage de se mettre à l’œuvre. Alors, il fut moins sournois. Lorsqu’il était seul avec Marthe, il s’arrêtait de taper ou de coudre, il ôtait ses lunettes et, de ses yeux creux, la regardait en face. Ce regard semblait venir de très loin, il y passait de petites traînées de phosphore. Et la bouche était épouvantable, avec sa lèvre supérieure en auvent, pareille à ces limaces orangées qui rampent dans les sentiers, au crépuscule.

Il parlait :

— Te v’là grande… oui, y a pas à dire, t’es une femme… t’es faite, ma gosse, c’est épatant c’que t’es faite. Et puis, sans blague, gironde !

Ses yeux creux scintillaient, une excitation crispait sa joue huileuse et Marthe s’inquiétait vaguement encore, ne redoutant guère le bonhomme. Il s’en tint longtemps à des paroles. Un jour, il caressa les cheveux de la petite :

— Des cheveux comme ça, j’en ai jamais vu ! s’exclamait-il… C’est des cheveux de princesse angliche.

Elle s’était retirée, vivement. Indécis, devenu vert, les lèvres couleur de vieux jambon, il la considérait.

— Y à pas d’injure ! chevrotait-il, Ça peut se dire, vu que c’est un compliment.

Mais elle savait bien qu’il ne proférait pas de compliments devant Antoinette,

Elle se méfia davantage ; malgré la cautèle de Camouche et les traîtrises du hasard, elle fut rarement seule au gîte, lorsque la mère n’y était point.

Lui, cependant, séchait de désir, Assis sur son trépied, les reins chauds, il ne pensait qu’à cette fille. Lorsque la lumière des cheveux envahissait le logis, il tremblotait, et quand il était seul, il embrassait les camisoles de Marthe. Une jeunesse navrée et violente tenailla sa moelle ; il se persuada qu’à force de la vouloir il la posséderait. Cependant, il hésitait à employer la force, car il n’aimait pas les tribunaux, et la petite romance continuait à lui chanter au cœur.

Il fit des économies. Un jour qu’Antoinette venait de sortir à l’improviste, il tira de sa poche une petite montre d’or, et la tendant à Lilas :

— C’est pour toi, dit-il d’une voix rauque. Cache-la. Ta mère te la reprendrait, Et puis, n’en dis rien à personne !

Elle jeta un regard sur la frêle mécanique. La boîte était plate, avec des gaufrures ; le cadran jaune montrait des heures d’émail. Un frisson de convoitise la secoua. Elle fut la fille sauvage devant la pierre rouge ou bleue, devant un collier de coquilles : le bijou a tracé dans nos atavismes un sillon impérissable ; pour le jeune enfant même, c’est un signe féerique. Elle ne la prit pas, mais elle fut attendrie :

— Merci, dit-elle doucement. Je ne pourrais pas la cacher.

— Ben ! fit-il tout tremblant, une petite bave aux lèvres, ne la cache pas… Tu diras que c’est un gigolo qui te l’a donnée, Ta mère n’est pas contraire à ce que tu fréquentes… Si elle gueule, tiens, v’là une pièce de cinq francs… tu auras qu’à la lui donner. Du coup, elle fermera sa malle !