Page:Rosny aîné - Marthe Baraquin, 1918.djvu/15

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
11
marthe baraquin

temps qu’elle, et cette sensation ne reçoit aucun démenti de la différence des âges. Les choses sont. La vie palpite. Et c’est extraordinairement charmant lorsqu’elle mange, lorsqu’elle joue, lorsqu’elle regarde des choses joyeuses ou neuves. Elle connaît la souffrance : Antoinette a la main dure, Baraquin à des démangeaisons brusques dans la paume, et les soulage sur les joues de Lilas ; on bâille à l’école, quelquefois les grands ou les grandes cognent, on tombe sur la rotule ou sur l’épaule ; on a peur, on s’ennuie toute seule, ou encore il ne faut ni bouger, ni rire, ni parler.

Mais continuellement l’âme s’enchante. L’espoir est dans toute la chair. Il va toujours arriver quelque chose, et ce sera si bon ! Puis, par des livres qu’elle lit hâtivement, et qu’elle a la chance de mal comprendre, elle conçoit des prodiges ; elle sait qu’il y a des orphelines qui sont belles et qui rencontrent le marquis, le comte, le duc ou simplement l’explorateur qui a découvert une mine d’or. Elle pourrait bien être l’orpheline et elle attend, frémissante, dans le terrain vague ou sur le banc du square.

Il y eut la première communion, puis la mort de François Baraquin. Elle sentit tout à coup qu’une force l’avait protégée et que cette force disparaissait : Baraquin était capricieux et colérique, mais il aimait sa petite fille et il avait le courage des chiens ratiers. Après que Bricoux, dit « les Escarbilles », avait tenté de la violer sur l’escalier de la cave, Baraquin avait été le saisir dans son domicile. Il y avait eu une lutte frénétique. Le ferblantier traîna Bricoux vaincu dans la cour : et là, dansant sur sa carcasse et lui crevant le nez, il l’enduisit de boue, il lui pissa sur la face.

Ce châtiment avait impressionné les hommes. Beaucoup, qui eussent essayé de toucher à la petite, y renoncèrent par crainte.

Quand Baraquin fut mort, il n’y eut plus personne entre Lilas et les mâles. Antoinette était indifférente ; Félix avait le cœur lâche et les muscles mous. L’enfant dut se fier uniquement à sa ruse, à sa prudence, à son flair, à son agilité. Elle devenait toujours plus attisante, avec la bouche, les yeux et le genre de chair qui enragent le désir ; sa torche de cheveux et sa blancheur illuminaient ; elle était une lueur qui passe. On la voyait de loin ; on était déjà attentif quand on n’avait pas même pensé à regarder les autres filles, on passait d’un trottoir à l’autre pour la mieux considérer.

Elle eut quelques amoureux, presque malgré elle. Un seul lui plut. C’était un ébéniste. Sur sa face toute jeune poussait déjà du gros poil. Il s’entretenait avec soin, il se lavait les mains et, parfois, se nettoyait les ongles. Son haleine était propre, il portait un chapeau rond et un complet gris à petites raies carmin. C’était un bon chien, toujours prêt à rire, au porte-monnaie généreux. C’est peut-être avec lui que Marthe aurait succombé, il avait eu l’habileté et la patience ; mais l’habitude des conquêtes rapides le rendit imprudent, et il eut le tort de boire un coup pour se donner de l’estomac.

C’était un samedi. Il réussit à entraîner Lilas dans sa chambre. Il fut stupide et brutal ; il était sur le point de la contraindre, lorsqu’elle se mit à hurler. Elle hurlait comme une louve. Sa voix monta les étages et ricocha sur la chaussée, l’on entendit des hommes qui se ruaient dans le corridor. Alors, il lui cracha dans les yeux, il la jeta sur le palier.

Elle descendit lentement, soudain calmée, et elle dit à la foule qui s’assemblait :

— C’est pas utile… On s’a cogné, mais y a pas de casse.

Ils rirent et lui firent passage en proférant quelques farces.

Cette aventure la rendit plus circonspecte encore. Lorsqu’elle était seule, elle marchait très vite ; elle fréquentait de préférence les rues où l’on voit beaucoup de passants, de voitures, de boutiques. Tout de même, elle sentait l’absence de Baraquin. Antoinette était aigre ; depuis longtemps, elle ne s’intéressait plus à ses gosses ; elle rôdait pour son compte ; il lui arrivait de ramener des hommes. Mais déjà variqueuse, c’est en ce temps qu’elle prit la syphilis, et quoique le mal eût été très bénin, il la détériora : ses cheveux se raréfièrent, sa peau prit une teinte plombagineuse, puis ses yeux produisaient trop d’eau et un poids lui entravait les jambes. Il fallut, ou à peu près, renoncer à la retape. Et elle finit par se coller avec Nicolas Camouche, dit Paille-de-Fer, cordonnier en chambre.

C’était un boiteux, très court, avec un torse en cuve, une tête jaune énorme. La bile verdissait ses paupières, ses cheveux s’étalaient en charpie sale, il ouvrait de gros yeux creux que, durant son travail, il doublait de lunettes. Le pouce de sa main droite était d’une grosseur monstrueuse.

Cette créature basse et massive recélait une extraordinaire salacité. Au reste, par l’odeur, par des gestes brusques, il rappelait le bouc, dont il avait l’énergie.

Quoique faible sur ses jambes, il était redoutable par la vigueur de son étreinte, par l’emprise formidable de sa serre.

Il se régala d’abord de la chair arthritique d’Antoinette. Sa fureur de chauffe-la-couche, presque toujours repoussé, à moins qu’il ne soldât les caresses, se dépensait chaque nuit et souvent dans la journée. C’était un bon ouvrier. Il tapait sur les semelles ou tirait l’alène, assis contre la fenêtre jusqu’au coucher du soleil, ou bien dans la lueur d’un bocal d’eau posé devant une lampe.