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marthe baraquin

remettre chaque jour en boutique. Ah ! si Lilas voulait ! Sa vieille mère connaissait les coins, les ficelles, les prix. Elle savait comment s’y prendre avec les vieux et quels asticots font sortir les truites, Pourquoi cette idiote s’y refusait-elle ? Est-ce qu’elle se croyait une bourgeoise ? Ne savait-elle pas que la vertu des pauvres vaut tout juste la corde pour se pendre ?

Penchée sur le marc, ou cherchant les volontés mystérieuses dans la figure des cartes, la vieille femelle geignait de n’être plus jeune. Certes, elle avait souvent vendu sa drogue, mais bêtement, sans savoir, à des prix de famine. Puis, Baraquin n’entendait pas la farce. Il avait le poing rude et la colère agile. Il fallait se terrer, profiter de hasards furtifs et lointains. Comme elle ne connaissait rien de la vie, elle n’eut que sur le tard une idée de la géographie parisienne ; longtemps, elle avait traîné des jupes de gnangnan qui relèvent sur le ventre ou gigotent à la ceinture et chaussé des savates de maçon ou de déménageur. Ses mains étaient rugueuses ; ses ongles bleus ; seule, sa chevelure, par la force, par l’éclat, surmontait de luxe sa misère. Quand elle avait compris la jupe bien collée, le corsage qui étincelle, les bottines fraîches, les ongles propres, il était bien tard : le ventre saillait, les joues retombaient en couenne, les yeux se couvraient de tripe. C’était fini. Elle ramassait quarante sous, au prix de telles randonnées que, avec ses jambes variqueuses, elle préférait moisir chez elle. Si c’était à refaire !

Et, dans la lueur rousse, elle détaillait Marthe. Oui, c’était une belle pièce. Bien servie, les hommes s’en pourlécheraient les moustaches. Là-bas, aux boulevards, avec des nippes et du chapeau, elle vaudrait ses vingt balles, et peut-être bien le fafiot. Pourquoi avait-elle les idées de ce sale Baraquin, tout juste bon pour claquer à l’hôpital.

La femelle flétrie, pour ces choses et pour d’autr e laissait pas de haïr sa fille. Elle détestait l’ordre, le travail, la conduite, qui mènent les pauvres à l’abattoir. Ce sont des trucs de riches, qui valent ce que valent les vobiscum des ratichons. Une belle fille, c’est de la galette ; celles qui ne le comprennent pas devraient être sous la coupe de celles qui le comprennent. La Baraquin ne l’aurait pas envoyé dire à Lilas ; mais Lilas ne voulait rien entendre, et sa poigne était, depuis longtemps, supérieure à celle de sa mère.

Marthe n’ignorait pas les principes de la vieille. Mais elle avait coupé court aux harangues. Quoiqu’elle ne manquât point de douceur, elle avait des brusqueries et un entêtement extraordinaires. Elle ne professait aucune vertu ; elle ignorait les préceptes : ce sont des haines et des désirs qui la guidaient. D’une part, elle les tenait de Baraquin, et d’autre part, les événements de sa vie avaient développé quelques dégoûts terribles.

— Ah ! soupira Antoinette Baraquin.… si t’étais pas une ostinée, une sauvage d’Amérique ! Y a pas que des gens pourris de la gueule.

— C’est tout ce que t’as à me dire ? fit plaintivement Lilas.

— Et quèque je te dirais ? Du moment que t’es comme Baraquin ? L’aiguille et la machine te casseront les yeux et les pattes. T’auras des varices comme ta pauv’mère. Et pis tu crèveras à l’hôpital. Tandis que si t’avais aussi gros de malice qu’un petit pois, tu saurais qu’y pousse du pognon dans les rues, mille fois plus qu’y ne pousse des navets chez les maraîchers. Y n’en pousse jusqu’au haut de la butte. T’as qu’à te baisser. Non ! t’aimes mieux pourrir avec les punaises. C’est dégoûtant…

Marthe ne s’impatienta pas. Le froid au cœur grandissait. Elle s’égarait en elle-même comme dans une solitude immense ; et, très loin, à l’autre rive du gouffre, elle revoyait le pays de l’enfance, le phare étincelant de la vie, une petite fille qui courait éperdument vers l’espérance claire, chaude, douce et mystérieuse comme les étoiles.

C’était dans une rue fumeuse. Les maisons élevaient des falaises jaunes ; il n’y avait guère d’espace, beaucoup de poussière, une boue huileuse, une effroyable multitude de pauvres gens.

Les corridors fleuraient l’urine, la peau chaude, avec des souffles brusques de ragoût, de graisse, de fumerons, de cochonnaille ou de choux. Toute la journée rôdaient des femmes en jupes de finette, de pilou ou de cotonnade ; il y en avait d’énormes, suantes d’embonpoint, qui traînaient leurs appas dans des enveloppes mal closes : des vieilles usées comme la margelle d’anciennes fontaines ; des maigres qui grouillaient avec vitesse dans les longs escaliers, et quelques créatures appétissantes dont la chair était pourchassée par des veneurs brutaux, mal vêtus, puant le vin, l’absinthe, l’échalote et le tabac de rebut, qui ne lavaient pas leurs dents, ne nettoyaient pas leurs ongles, laissaient la crasse générer des ferments sur leur épiderme.

Le logement des Baraquin prenait jour sur une cour quadrangulaire et comportait deux cabanons, quelques placards, une cuisine. C’était un lieu caverneux ; les murs suaient ; la vermine s’y réveillait aux premiers jours du printemps et ne prenait ses quartiers d’hiver qu’en décembre. En ce temps, la mère Baraquin était fraîche. Elle produisait une peau agréable et rassurante ; un beau buisson de poils lui poussait par le crâne ; elle ouvrait les lèvres sur des dents saines, où la carie avait à peine troué les dents de sagesse et une couple de grosses molaires ; son cou était savoureux, avec un pli qui, même souillé, avait du charme : elle étalait des épaules rondes