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marthe baraquin

grasse, Des bajoues obstruaient ses mâchoires ; les yeux viraient dans des paupières en tripes ; elle avait du poil de porc, jaunâtre, au bout du menton, et son nez s’écroulait, huileux, safrané, variqueux, sur une bouche mal fermée par deux rouelles violâtres. Cette femme circulait sur des pieds bosselés par d’énormes veines et des jambes prêtes à gicler leur sang ; elle portait des seins en forme de miches, et cependant, elle avait jadis offert aux mâles une belle femelle blanche, aux hanches luxurieuses, au visage plein de saveur. Mais la misère, des habitations humides, une nourriture malsaine arrosée d’alcools et, déjà sur le tard, une avarie bénigne, avaient rempli sa machine de rouilles, de détritus, de poisons et de graviers.

Elle tourna vers Lilas sa face pesante :

— T’arrives tard ! ronchonna-t-elle. Le fricot a trop mijoté.

Marthe lui jeta un long regard de détresse. Elle aimait encore sa mère, mais elle savait qu’elle n’en était plus aimée. La mère Baraquin avait pour ses petits l’âme des louves et des poules. Elle séchait de fièvre à leur naissance ; elle les élevait avec une passion féroce. Tant qu’ils ne savaient ni courir ni parler, elle aurait assommé pour leur donner la pâture ou pour les défendre. Et, dans ces mois, le mâle même, dont les approches l’exaltaient pourtant jusqu’à la folie, ne comptait plus. Toute beauté, tout mystère, tout ce qui pousse de puissant et de profond aux cœurs primitifs était pour ces petits êtres. Elle les aimait encore, plus tard, lorsqu’ils se dressaient sur leurs menus pieds et connaissaient la parole. Mais d’année en année, ils lui devenaient moins chers. Sa main était leste et rude. Elle frappait de la paume et du poing ; parfois, quelque vieux instinct montant en elle lui faisait une volupté d’être féroce ; elle tirait les cheveux, piquait avec des épingles, jetait de l’eau chaude ou faisait mine d’étouffer l’enfant, avec une lente concupiscence, comme les marchands étouffent le canard à la rouennaise. C’était rare, cependant. Plutôt était-elle indifférente, soignant mal leurs hardes et gardant pour elle le meilleur des fricots…


Elle vit de grosses larmes sur les joues de Marthe.

— Quoi qu’y gnia ? fit-elle, curieuse.

Il y a des heures où l’on se plaindrait aux arbres. La jeune fille s’assit devant la table disjointe et sanglota. De sanglot en sanglot, elle raconta la quinzaine sinistre. La vieille écoutait, la tête aux coudes, ses yeux entreclos fixés sur la lampe. Et cela ne lui semblait pas si terrible, L’histoire se disposait autrement dans sa cervelle que dans les paroles de Lilas. L’expérience lui avait appris peu de chose. Comme aux jours de sa jeunesse, elle était prompte à l’illusion : ce qui la frappa, c'est que Rouge parlait de thunes, de sigues, de frusques et de gueuletons.

Elle laissa longtemps couler la voix de Lilas tout en servant la ratatouille ; et elle avait avalé une demi-ration, lorsqu’elle dit, avec un air de tirer les cartes :

— Si qu’il avait pourtant de la galette, ce garçon ?

Lilas se repentit amèrement de sa confidence et souffrit dans son amour-propre :

— C’est une gouape, fit-elle doucement. Il n’est pas même propre. S’il a quelques pièces d’or, c’est le bout du monde. Et je n’aurais qu’une promenade à faire, si je voulais !

— Dis pas ça, ma fille ! rauqua la mère Baraquin. T’es gentille… c ’est pas moi qui irait contre : t’as de qui tenir. Mais les hommes se trouvent pas encore si facilement. Pour une couchée, oui…-et y s’croient déjà rudement chouettes quand y z’allongent vingt balles. Tant qu’à tenir une fille, faut l’avoir dans la peau. Peut-être bien que le type gagne plus qu’y n'en a l’air. Faut pas toujours regarder au costume. Une cravate et un faux col, qu’est-ce que ça prouve ?

— Y pue, s’écria Marthe avec dégoût. Il a la gueule pourrie. Et des boutons plein le cou. Je te dis que c’est un voyou.. qui ne doit pas même turbiner.

— Et si y te flanque un coup de couteau ?

La vieille avala une goulée de vin noir. Elle persistait dans son illusion. Elle crut avoir un pressentiment « et ses pressentiments ne la trompaient jamais » ! Totor dépenserait sans compter, non seulement pour Lilas, mais encore pour la pauvre mère Baraquin.

— Y a des fois qu’y faut se faire une raison ! déclara-t-elle.

Marthe la regardait avec navrement, mais sans surprise. Elle savait bien que la vieille avait laissé tous ses scrupules aux buissons ; elle ne comprenait plus qu’elle eût songé à se plaindre : un chien l’aurait mieux écoutée. Tandis qu’elle s’essuyait les yeux, un froid horrible lui glaça les omoplates. Elle chassa les dernières scories de foi filiale, elle vit clairement dans la pensée de sa mère, Et elle dit, presque brutale :

— Tu te trompes. Il n’y a aucun bénef à retirer de cet homme. Si tu l’avais vu, tu saurais que ça fait partie d’une bande… c’est maquereau et compagnie. Allez ! c’est pas lui qui rapporterait de l’argent : c’est moi qui devrais aller en chercher sur le trottoir : tant qu’à toi, tu n’en verrais pas un rond… Si t’as compté là-dessus pour faire la bombe !

La mère Baraquin, à travers ses peaux, darda un regard de matrulle. Elle avait ses rêves — inexaucés : cette chair brillante, cette torche blonde, c’est de la belle marchandise et d’une vente si commode ! Elle ne s’use pas, on peut