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marthe baraquin

qu’à siffler pour faire rappliquer les fumelles… Je suis t’y poli, oui ou non ?

Elle connaissait déjà trop l’existence pour ignorer que toute parole serait plus dangereuse que le silence. Qu’elle suppliât ou se mît en colère, le long individu en deviendrait plus familier ; la moindre réponse indifférente paraîtrait une promesse. Elle savait aussi la lâcheté des honnêtes gens et qu’elle ne pouvait compter que sur elle-même ou sur la chance. Qu’un passant vint à son aide, le danger n’en serait que plus menaçant. Totor le Rouge ferait sa police lui-même. Il n’était besoin que d’entendre sa voix pour en être sûr : n’avait-il pas son couteau à cran et son revolver ? et, de plus, sa bande, autrement organisée que celle des artisans et des bourgeois ?

Ah ! oui, elle était seule. Sa ruse était aussi pitoyable que celle du lièvre dans les luzernes. Pourtant, une foule de braves gens vivaient autour d’elle ; pendant des lieues de rues, il y en avait d’autres et encore d’autres. Des lois, des mœurs, des coutumes, la propriété, la police, la magistrature les abritaient. S’il le fallait, ils iraient revêtir une capote, prendre un fusil et partiraient en bandes immenses pour combattre des inconnus. Ils représentaient, enfin, une force énorme ; et pourtant la jolie fille était aussi abandonnée que les chiens errants. Chaque passant n’était qu’une créature falote et craintive. Ronge pouvait la suivre, imposer ses propos et son haleine pourrie. Il pouvait l’atterrer, la pousser dans un bouge et la violer. Ensuite, peut-être, la force sociale interviendrait. Mais avant, il fallait se défendre seule.


Totor, pendant quelques jours, avait pris patience. De nature, c’était un animal cauteleux et il savait attendre. Il continuait à survenir brusquement et mystérieusement. Parfois, il laissait filer la petite. Il la suivait, la dépassait, ou bien, filant d’un trottoir à l’autre, il décrivait autour d’elle de longs circuits. C’est un jeu de fascination et de terreur qu’il pratiquait avec volupté et dont il tirait de nombreux bénéfices.

Marthe n’avait plus une pensée où ne fût la répugnante image. Dès qu’elle s’éveillait, elle sentait sa poitrine triste : le cœur battait à grandes volées ou semblait se rapetisser et disparaître ; elle avait les mains froides ; tout le jour, tandis qu’elle ourlait ou soutachait, elle entrevoyait une face livide, elle entendait une voix bourbeuse, elle sentait une haleine. Le soir elle avait des peurs d’enfant. Elle n’osait regarder sous son lit ; elle grelottait aux craquements du plancher et de la fenêtre. Elle était le condamné qui attend Deibler.

Ce fut pire quand il commença de la menacer.

— Tu diras pas que j’ai pas été chouette. J’t’ai fait la cour comme à une fumelle ed’la haute.

Pour ce qui est d’être patient, y a pas mieux que Totor, et doux comme des petits pois. Mais faudra pas que ça dure. On n’est pas un pavé, on est un homme. Faut pas marcher sur mes durillons. Y a six jours qu’on se fréquente, et c’est comme si que je chantais des Alleluia. On m’appelle pas le Rouge pour des prunes. Quand on m’embête, j’regarde pas à un coup de lingue ni à faire aboyer le rigolo. Et je tape pas pour amuser les mômes. Ça serait en plein palpitant, ma belle… sans menace !… Voillions ! faut se faire une raison. Tant qu’à avoir un béguin, pourquoi que ça serait pas pour mézigue ? J’suis avantageux, j’suis moelleux, j’suis mariolle… tu serais pas frusquée à la manque et ça serait la noce tous les jours.

Elle avait changé trois ou quatre fois d’itinéraire, mais il avait un flair diabolique. Presque toujours, il l’avait rattrapée en route.

— Ah ! non, grondait-il, tu m’as pas regardé ! Quand tu te cavalerais pour l’Algérie, j’te repigerais. Plus j’te vois, plus j’t’ai dans les sangs. Sûr, comme je suis Victor Huraud, le Rouge, tu y passeras… ou y giclera du sang. Tâche voir de ne plus te défiler !

Des compagnes, quelquefois, cheminaient avec elle. Mais ce grand voyou lugubre effarait les ouvrières. Elles préféraient qu’il ne se souvînt pas de leurs visages. Une à une, elles se dérobèrent.

— Tu comprends, disait la plus courageuse, je ne t’abandonne pas. Si ça pouvait te servir, j’irais même jusqu’à ta porte. Ma is tu vois bien que ça ne mène à rien. Il nous suit quand même. Et tu peux être sûre qu’y se mange les sangs. Avec c’te tête-là, ça doit être un vengeux. Il se gênerait peut-être de faire un sale coup ! Je ne peux te servir à rien ; je peux qu’attirer sa colère…

Ainsi se relâchait le dernier soutien, la fragile solidarité des sœurs de misère. La crise fut plus noire. Marthe regardait l’eau du canal Saint- Martin en comparant la mort à cet homme. Ah ! Que faire ? Quelle ruse sauvera la petite esclave faubourienne ? Quel abri la recevra ; quelle main se lèvera pour elle ? Elle rêvait la fuite lointaine, les pays inconnus, mais y trouverait-elle à vivre ? Puis, elle croyait aux paroles de la brute :

« Quand tu te cavalerais pour l’Algérie, je te repigerais ! »

Parce qu’il dominait effroyablement sa destinée, elle lui attribuait un pouvoir sans bornes.


Ce soir-là, il semblait bien qu’elle lui eût échappé. Pauvre succès. Mais au moindre sursis, les vaincus voient se rouvrir le vaste monde. La fuite parut moins impossible. Elle rêva de se cacher dans quelque rue de l’autre rive, près d’une amie, Céline Paran, dite Microbe, dite