Page:Rosny aîné - Le Coffre-fort, 1914.djvu/6

Cette page a été validée par deux contributeurs.

fortune, — plus d’un million, — et certainement deux ou trois cent mille francs de billets. Comme beaucoup d’avares, l’oncle se préoccupait d’entasser bien plus que de faire fructifier sa fortune. Plusieurs années se passaient parfois sans qu’il convertît les économies en obligations ou en hypothèques. C’était un fesse-mathieu de la très vieille école, que désolait infiniment plus la perte d’une pistole que ne le réjouissait un gain décuple.

« Il ne doit pas savoir lui-même ce qu’il possède ! » se dit Jacques. Donc pas même de souffrance… Ce serait un crime de laisser périr l’oncle Gérard.

Il saisit des billets. Mais alors ses jambes se dérobèrent, une horreur sans nom de glaça ; il remit les billets en place, sanglotant :

« Je ne peux pas ! »

Et, d’un geste désespéré, il referma le coffre-fort…

Quelque chose avait craqué ; il se tourna, les cheveux hérissés, vit que la porte était entre-bâillée, et se rua vers le couloir. Le couloir était vide…

Alors, précipitamment, il revint sur ses pas, jeta la clef par terre et sortit de la chambre en tremblant sur ses jambes. Son cœur semblait une bête dévorante ; ses oreilles bourdonnaient. Mais sa pensée était lucide. Il songeait avec stupeur que le coffre-fort n’aurait pas dû s’ouvrir. Il y avait une combinaison que l’oncle seul connaissait. Donc Alexandre avait oublié de défaire la combinaison, ce qui semblait bien étrange le même soir où il avait égaré sa clef… De nouveau un soupçon passa ; de nouveau Jacques se dit qu’il était démesurément improbable que l’oncle eût abandonné au hasard sa fortune, plus improbable encore qu’il fût sorti ensuite.

« Je croirais plutôt à la fin du monde ! » murmura amèrement le jeune homme.

Il ne songea plus qu’à d’autre oncle, celui qu’il n’avait pas le courage de sauver. Il se méprisait. Deux ou trois fois, il fut sur le point de retourner en arrière. Mais il sentit que le résultat serait le même : il pouvait donner sa vie, il ne pouvait pas voler. En vain se disait-il que, dans une telle circonstance, les règles disparaissent, ou plutôt que des raisons secondaires s’effacent devant une raison capitale : il était parfaitement sûr de ne pouvoir franchir la frontière idéale qui sépare le régulier de l’irrégulier…

Il lui fut impossible de demeurer dans sa chambre. Sa tête brûlait ; un orage de passions palpitait entre ses tempes. Il descendit au rez-de-chaussée et se dirigea vers le jardin. Amélie, qui se battait avec sa vaisselle, ne l’entendit pas passer…


L’étang l’attira. Au clair de lune, il semblait plus farouche. Son reflet glauque se mêlait de lueurs d’étain et de vif-argent. Jacques le longeait à grands pas, avec un tel dégoût de la vie et de soi-même qu’il résistait mal à l’envie de se jeter parmi les nénuphars…

Il marchait depuis un quart d’heure lorsqu’il aperçut la silhouette flexible de Rose. Elle marchait légèrement dans l’herbe mouillée ; elle était furtive, mystérieuse et charmante. Il savait le plaisir très vif qu’elle prenait à rôder la nuit ; elle n’avait pas peur ; elle connaissait tous les détours du site, mieux que le plus fin braconnier.

— Je croyais que vous étiez dans votre chambre ! dit-elle avec une nuance de moquerie.

— Je ne puis dormir, répondit-il d’un ton las.

— Oui, vous avez du chagrin !… C’est dommage.

Dans l’argenture lunaire, le visage apparaissait tout blanc, comme un visage de nacre, les grands yeux étaient pleins d’une pitié tendre.

— Je voudrais vous aider ! chuchota-t-elle.

— Ah ! fit-il douloureusement, vous n’y pouvez rien… Nous sommes pauvres, petite Rose !

Elle le regarda, en sa manière énigmatique :

— Je crois qu’on peut toujours ! dit-elle…

Les paroles de Rose troublèrent fantastiquement Jacques Vérane. Leur évidente absurdité, au point de vue général, ne les empêchait pas de s’adapter avec rigueur aux circonstances actuelles. Et il répondit avec une sorte de colère :

— C’est fou, ce que vous dites-là !… On ne peut pas même s’aider soi-même…

— Croyez-vous ? dit-elle.

Elle souriait, le visage levé vers lui ; il voyait luire ses dents lumineuses.

— Êtes-vous sûr que vous avez fait tout ce que vous pouviez faire ?

Ils étaient parvenus sur la pointe de l’étang, sous des frênes aux branches penchantes. Il y avait un grand silence. Un grillon qui grinçait dans la prairie s’était tu. Des noctuelles soubresautaient sur leurs ailes cotonneuses… Jacques avait la sensation d’une vie plus fluide, moins pesante que la vie ordinaire, et qui s’ajustait singulièrement à la personne de Rose.

— Vous ne me direz pas ce qui vous afflige, reprit-elle, ni ce qui pourrait dissiper votre chagrin… Mais je devine très bien que vous n’êtes pas content de vous-même. Et alors, j’ai raison.

— Pourquoi me dites-vous cela ? gémit-il. Vous me faites souffrir davantage.

Elle lui saisit le bras, comme tantôt, au bord de la rivière, mais avec plus d’ardeur.

— C’est vrai, chuchota-t-elle. Et pourtant, que ne ferais-je pas pour…

Elle n’acheva point. Mais Jacques avait compris, et c’était une révélation. Il savait bien que Rose le préférait aux autres créatures, sauf peut-être à Amélie ; mais cette affection semblait lointaine, furtive, insaisissable, comme la personne même de l’errante. Et voici qu’il pressentait quelque chose de très profond qui le troublait jusqu’aux larmes.

— Souhaitez-moi seulement bonne chance ! dit-il d’une voix un peu tremblante.

Elle se baissa, elle cueillit trois menues fleurs rouges, dans une touffe de mouron des champs, et les tendit à Jacques.

— Ne les perdez pas ! dit-elle avec un petit rire. Elles portent bonheur, quand on les a cueillies au clair de lune, pour ceux qui ont fait un souhait…

Il prit les petites fleurs en silence et les inséra dans son porte-cartes. Elle avait cessé de rire ; elle murmurait :

— Il faut être un peu superstitieux, parce qu’on mêle des choses inconnues aux désirs — et si les fleurs, les emblèmes, les paroles ne sont rien, je crois que la volonté de ceux qui nous aiment nous accompagne. Ces petites fleurs rouges sont le signe de ma volonté !

Un souffle de crédulité passa sur Jacques. Il était naturellement mystique, et ceux mêmes qui ne le sont pas croient à la chance et à la malchance. L’adolescente fantasque eut le prestige d’une jeune sorcière. Il lui prit la main et y posa ses lèvres. Mais elle retira sa main.


Il était neuf heures quand Jacques entra dans la Villa des Fleurs. Les salles étaient déjà envahies. Le jeune homme observa avec inquiétude les êtres qui se pressaient autour des tables. Ils étaient aussi disparates que possible. Le jeu est une passion trop normale pour qu’elle crée positivement des types : les physionomies n’indiquent que la manière dont chaque être est possédé. Cependant, les joueurs ont quelque chose de commun, comme les amoureux. Il y avait là des globe-trotters qui vont en pèlerinage de casino en casino, comme d’autres vont de chef-d’œuvre en chef-d’œuvre, ou de site en site. Il y avait des suppôts d’Aix-les-Bains, qui s’acharnent particulièrement à tenter la fortune dans un même lieu. Mais la plupart étaient des joueurs intermittents. Beaucoup de femmes circulaient : un grand nombre y venaient tenter une autre chance que celle des cartes.

Jacques hésita longtemps. Il attendait l’indication obscure, la voix de l’ombre que nous avons tous espérée… Puis, il se décida, en voyant un petit personnage glabre et chauve reprendre une banque. Il le connaissait. C’était un Canadien qui passait l’année entière à jouer. À force de vivre dans la lueur des lampes et d’avaler l’haleine de ses semblables, il avait pris un teint spécial — un teint qui mêlait la pâleur des endives à une nuance argileuse. Son torse et sa fête demeuraient immobiles, d’une manière impressionnante. Seules ses mains agissaient — et ses yeux vagues, pleins d’eau, bordés d’anchois, ne semblaient pas voir les cartes. Ses amis, fantômes de casinos comme lui, prétendaient qu’il perdait régulièrement deux ou trois cent mille francs par an.

Jacques tira son porte-cartes, s’assura que les petites fleurs rouges s’y trouvaient, et jeta trois louis sur un tableau. Il les perdit. Il doubla la mise et reperdit. Il doubla encore et ramassa d’une main tremblante vingt-quatre louis. Le cœur lui battait si furieusement qu’il laissa passer plusieurs tours sans rien faire.

La voix morne du croupier le réveilla en sursaut. Il