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son amour (avec quelle délicatesse, avec quelle douceur !), je me sentis heureuse comme une jeune déesse.

Cette confidence me laissa rêveur. Je tournais et retournais le petit billet de Wagner avec émotion ; j’éprouvais une sourde colère contre la vieille femme. Et je finis par dire :

— Eh quoi ! vous n’avez pas senti la présence d’une grande âme ?

Mme Forget m’interrompit d’un petit air ironique :

— Non ! fit-elle… Je n’ai pas senti la présence d’une grande âme… Je n’ai vu qu’une insupportable vanité !…

— C’était un noble orgueil, madame.

— Un noble orgueil ignore cette vantardise baveuse. Wagner était purement et simplement un être insupportable… une nature très haute et le contraire d’un cœur généreux. L’hypertrophie du moi est peut-être utile pour faire de grandes choses, mais dans la vie c’est odieux. Je ne regrette pas d’avoir ri.

— Et vous ne regrettez pas davantage de ne pas vous être appelée madame Wagner ? Le sort vous offrait un bonheur féerique !…

— Mon enfant, dit la vieille dame avec une froideur dédaigneuse, je regrette sûrement d’avoir méconnu le génie de Wagner… pour moi, non pour lui !… Car il avait de quoi se consoler… Mais je ne regrette pas d’avoir refusé d’être sa femme. J’ai des enfants — et quelle mère voudrait échanger ses enfants contre d’autres ? Et puis, j’aurais mené une vie atroce. L’amour sait ce qu’il fait. Il dédaigne la gloire… Et comme il a raison — même au point de vue de la gloire ! Est-ce que Wagner, homme de génie, est fils d’un homme de génie ? A-t-il, d’autre part, produit un fils de génie ?… Alors ?… Je ne vois, pour ma part, rien de particulièrement séduisant à être la femme d’Hugo, de Lamartine ou de Wagner. C’est plutôt misérable — cela donne naissance à une manière de parasitisme moral qui est tout ce qu’on peut rêver de plus risible. Une petite femme qui se gonfle de la célébrité de son mari, oui, cela me fait pitié. Le dévouement seul aurait pu me faire accepter un tel rôle…

Elle se tut, elle regarda, par la croisée ouverte, la jeune terre d’avril ivre et charmante. Un cerisier montrait devant la fenêtre son éblouissante tête fleurie, et Mme Forget soupira :

— Je regrette le vieux jardin suisse, fit-elle… Je regrette la Fiancée de Lammermoor… Je regrette même l’aveu de l’orgueilleux musicien. Ah ! cher monsieur, Nietzsche avait peur de l’Éternel Retour, et moi je recommencerais mille fois mon existence…

— Même avec Wagner ?

— Avec Wagner… de l’autre côté du Rhin ! répondit-elle, moqueuse et mélancolique.

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POUR UN BAISER


À la mémoire de Georges Rodenbach.


Ah oui ! je lui serre la main, et je l’aime et je l’estime ! fit Demeuse avec vivacité… Il vaut mieux que moi… mieux que vous… mieux que tous ceux que je connais…

— Deux ans de prison… faux et usage de faux ! expliqua dédaigneusement le grand Boucart…

Et il fit du pied le geste dont on écrase quelque chenille ou quelque larve.

— Le geste est beau… et symbolique ! goguenarda Demeuse. Il te définit bien, mon vieux Boucart : dédain du faible, mépris du vaincu… et par là-dessus, vraie âme des foules, légère, féroce et « jugeant avec son ventre », comme disent les Anglais…

— Est-ce moi qui l’ai condamné ? fit Boucart en haussant les épaules.

— Non, mais tu as pu lire les débats… Ils auraient, pour le moins, dû t’inspirer un grain d’indulgence. Ceux qui, comme moi, connaissent le fond de l’affaire, doivent plus que de l’indulgence : ils doivent de la pitié et de l’estime au pauvre type… Il fut, si l’on veut, follement imprudent… il ne fut pas coupable… Raconter l’histoire, c’est aider à la réhabilitatio…. Et ça vous fera toujours un peu mieux passer votre temps que d’ignobles potins…

Lucien Clairmont est une victime et de l’amour et de la confiance. De l’amour, d’abord. Ce pauvre garçon a aimé avec une force et une innocence qui dépassent notre capacité amoureuse comme l’Himalaya dépasse le mont Valérien. Quand l’amour a un but précis, mariage ou contre-mariage, ça peut être une belle chose, mais au fond, ça comporte un bon morceau ou de brutalité ou de cupidité. Lucien aima sans calcul, sans idée d’avenir ; il joua son cœur contre rien… il se jeta à l’amour avec la vaillance de celui qui se jette sous une locomotive pour sauver son semblable. Je ne sais pas s’il n’aima pas sa Juliette, ainsi que l’homme de Vérone, dès la première rencontre. Pour la plupart des hommes, Noëlle C… n’était qu’une jolie fille, sans rien d’extraordinaire. Mais il est constant qu’il existe quelques personnes qui estiment qu’elle est douée d’une séduction prodigieuse et qu’elle doit être aimée frénétiquement par ceux qui l’aiment. Elle est d’une famille très riche, du moins pour la France : sa dot a dû atteindre six millions, et elle a de nombreuses et considérables espérances. Aussi Lucien ne compta jamais l’épouser. Il savait qu’elle ne résisterait pas au vœu de ses parents, qui estiment que non seulement l’argent doit aller à l’argent parce que c’est sage, mais encore parce que c’est un devoir social. D’ailleurs, mon ami aurait eu horreur de dépouiller la jeune fille en la privant du supplément de fortune que le mariage devait lui donner. Pauvre de six mille livres de rente viagère, il aima comme on respire. Les relations de sa famille, sa discrétion et sa distinction natives lui permirent de fréquenter assidûment chez les C… et ce fut sa perte. Son amour, vigoureux dès le principe, devint sa vie même. Le malheur voulut que Noëlle fut élevée quelque peu à l’américaine. Elle agissait, pour le menu de la vie, très librement. Elle jouissait, entre autres privilèges, du privilège du flirt. Fine, intuitive, elle s’aperçut, avant que Lucien lui eût osé faire la cour, que celui-là l’aimait comme on n’aime guère. Elle en fut touchée, enorgueillie aussi, et, un peu téméraire par nature, encline à croire que les choses se font et se défont sans trop de misère, elle encouragea le jeune homme, puis, de proche en proche, elle l’aima. Ah ! sans doute, elle ne l’aimait pas comme il l’aimait — mais, même à dose modérée, l’amour mérite toujours ce nom de feu dont les gens du dix-septième et du dix-huitième siècle, en firent le synonyme. Le bonheur n’est pas, ou Lucien eut six mois de terrible bonheur. Il souffrit beaucoup, je le veux bien, mais aussi, quelles flambées de joie, quels beaux délires ! Cette grande passion, il est utile de le redire, fut absolument innocente. Son seul péché, et véniel pour la demi-Américaine, ce fut le baiser. Pour Lucien, ce fut si poignant, si profond, que peut-être il ne rêva pas même de jamais tourner la page.

Cette aventure fut assez brusquement dénouée. Les parents de Noëlle s’inquiétèrent, non du flirt même — ils étaient indulgents — mais de sa prolongation. Pour couper au plus court, ils décidèrent, ce que d’ailleurs ils projetaient depuis longtemps, de faire une tournée en Égypte et en Palestine. Noëlle, à qui ils ne cachèrent pas leur volonté d’en finir, si elle souffrit, sut pourtant se résigner, et, comme elle avait de la franchise et de la netteté, elle fit de véritables adieux à Lucien ; elle ne voulut pas lui laisser d’inutile espoir. Il n’en fut pas surpris, mais il resta foudroyé. Qu’il ne se soit pas tout uniment suicidé, c’est ce dont je m’étonne : il faut croire que le suicide n’est pas encore le signe le plus sûr de désespoir, car sûrement jamais personne ne fut plus désespéré que Clairmont. Peut-être ne se fit-il pas à l’idée de quitter un monde où elle vivait ? Peut-être… Mais qu’importe ? Le fait est que ce misérable garçon menait à travers Paris une si triste figure que les hommes qui couchent sous les ponts devaient avoir pitié de lui. Il en était là, lorsqu’une lettre lui parvint, un billet plutôt.

« Une crise de désespoir, mon chéri. Je ne puis continuer ma route sans vous revoir une fois encore, sans vous donner un dernier baiser. Mes parents y consentent. Venez ! Je vous aime, Noëlle. »