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mit un genou en terre, baisant le bas de ma jupe, me criant son amour. J’avais encore de la force et de la fierté : il le sentit, il ne commit aucune maladresse brutale. Cette discrétion me troubla plus profondément, et lorsque nous reprîmes notre chemin, j’étais plus faible, ensorcelée, envoûtée. Nous fîmes une deuxième halte devant le bois de Guilde, auprès d’une maison de garde abandonnée. D’abord assis auprès de la fontaine, nous causâmes de choses imprécises ; lorsque nous commençâmes à parler d’amour, ce fut si lentement et si sournoisement amené que c’est à peine si je m’en aperçus tout d’abord.

Marcel fut mélancolique respectueux ; il s’attacha surtout à m’attendrir. Puis il montra la vie incertaine et fragile, l’amour seule réalité ; il sut, d’un trait léger, souligner mon abandon. Je fus saisie d’une étrange tristesse. Ma solitude n’apparut tragique, étouffante : elle se prolongeait dans toute mon existence future ; elle me menait, sans une joie, sans une douceur, dans la creuse vieillesse et dans la mort. J’eus un élan infini vers la vie : mon cœur palpita pour l’amour comme un prisonnier pour sa délivrance. Alors, Marcel devint plus pratique, son éloquence se fit ardente. Je perdais complètement la tête ; l’orage était dans ma chair comme dans le ciel ; mes pensées tourbillonnaient comme les grands nuages de houille et d’argent. Et l’autre, faisant sa partie d’amant en virtuose, m’entraînait sans secousse vers la perfide maison abandonnée, me faisait franchir, en me soulevant à demi, le seuil branlant… Tout soudain, sa bouche trouvait la mienne. Mon être s’écroulait ; je n’avais plus le sens d’aucune réalité, sinon celle qui me grisait de l’immense griserie amoureuse… J’étais enfin à cette heure où l’ironique hasard peut vaincre les plus fières ; ma défaite ne pouvait plus être évitée par moi-même… Mais elle pouvait être évitée par un autre ! Au moment suprême, une forme trapue bondit dans la maison du garde, une voix grondante s’éleva… et le bon Annibal, qui avait par hasard rencontré nos traces, se dressait devant nous.

À sa vue, j’eus un geste de fuite… Marcel me retint, et sans doute il pouvait triompher encore, faire chasser la bête importune, mais il me serra trop fort, il mit trop de mouvement à me retenir, si bien qu’Annibal, se persuadant qu’on me faisait quelque violence, sauta à la gorge de Marcel. Et ce fut tout juste si, en unissant les forces du jeune homme et mes caresses, nous pûmes éviter un étranglement en règle. Quand Annibal put enfin être persuadé que Vrièze ne me voulait aucun mal, il était trop tard, j’avais repris possession de moi-même — et pour jamais !

De ce jour, poursuivit Mme Seignes, j’ai été à l’abri des aventures, d’abord parce que toute surprise devint impossible, ensuite parce que je me trouvai de moins en moins chagrine, de plus en plus décidée à mener vaillamment la vie. L’année suivante, mon premier enfant vint au monde : c’est alors surtout que je connus quel dégoût j’aurais eu de moi-même si j’avais cédé à la misérable tentation. Et, peu à peu, le bonheur, dont je désespérais, vint s’asseoir à mon foyer, un bonheur clair, net, robuste, le seul bonheur, ma petite, qui vaille pour la femme, quand cette femme est plus mère qu’amante !

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WAGNER



Une interview ? fit la vieille Mme Forget… Mais on n’a assassiné personne dans la maison….

— C’est à propos de Richard Wagner, fis-je ex abrupto ; on dit qu’il vous a aimée…

— Ah ! mon Dieu ! s’écria la vieille dame ; mais vous me parlez du temps de l’Obélisque !

Avec son regard demeuré si jeune, sa merveilleuse chevelure d’argent, elle parlait d’un air de rêve. Les aïeules ne peuvent guère résister à faire leurs confidences. Mme Forget alla prendre une vieille cassette, l’ouvrit lentement et remua des papiers jaunis.

Puis, elle murmura, comme se parlant à elle-même :

— Il me l’avait prédit pourtant qu’il serait, avec Beethoven, le musicien le plus glorieux de son siècle, Et j’avoue que cette prédiction m’a fait rire aux éclats… C’était là-bas, en Suisse, au bord du lac Léman. Mon père, dilettante et un peu Mécène, réunissait volontiers à sa table des artistes de tout âge. Je me souviens que Wagner fut reçu chez nous en même temps que Charles Forget. Celui-ci était peintre. Mon père leur croyait à tous deux un grand avenir. Je ne sais encore aujourd’hui si Charles était modeste ou non : ce qui est sûr, c’est qu’il admirait volontiers le prochain. Quant à Wagner, j’ai vu peu d’hommes aussi violemment épris d’eux-mêmes. Il s’en fallait d’un cheveu qu’il ne fût à point pour le cabanon. Il se contenait, toutefois, pourvu qu’on ne l’irritât point. Mais il suffisait de peu de chose pour envenimer la plaie vive de sa vanité. En petit comité surtout, il en devenait intolérable. Tantôt sa jactance inspirait une sorte de stupeur, tantôt elle excitait la raillerie. Au demeurant, on convenait qu’il était quelqu’un — sans que nul ne lui crût l’avenir prodigieux qu’il se prédisait à lui-même.

Wagner et Forget m’aimèrent en même temps, et, comme ils s’aperçurent de leur inclination mutuelle, la rivalité rendit leur passion plus rapide et plus intense. C’est Wagner qui parla le premier, un après-midi de juin, plein de douceur. J’étais assise au fond d’un jardin, je tenais à la main la Fiancée de Lammermoor. Wagner vint à moi d’un air résolu, regarda le livre et dit avec dédain :

— L’opéra me gâte le roman…

Il fit un grand geste et s’écria :

— Il n’y a que deux hommes — Beethoven et moi ! Je serai le grand réformateur musical du siècle…

Son ton était rogue, sa voix discorde ; il avait d’air d’un pion méchant ; il montrait de grands pieds plats et sentait vaguement le moisi. Il me déplut démesurément ; la brutalité de son orgueil me causait une sorte d’horreur.

— Je veux, dit-il, fondre en un seul bloc la poésie et la musique — en faire un tout indissoluble, un organisme…

Et il répéta :

— Je serai le grand réformateur musical du siècle. Mes contemporains sont des imbéciles !

— Tous ? fis-je en persiflant.

— Tous les musiciens et tous les faiseurs d’opéras, oui.

Il se tut, considéra le bout de ses chaussures, et reprit avec brusquerie :

— Voulez-vous être ma femme ?

Il partit en un discours où il dépeignait la gloire qui s’attacherait à sa compagne, et le « noble dévouement » qu’il attendait d’elle. J’aurais préféré, je crois, avoir pour mari un pêcheur du lac. Outrée de sa vanité insolente, sûre aussi que cet homme ne pouvait être qu’un raté, je ne le ménageai pas, je répondis par un refus très sec.

Il me regarda, si confondu d’étonnement, qu’il ne trouva pas d’abord une parole. Puis il cria, dédaigneux :

— Un jour, vous croirez à peine à votre propre aveuglement.

Et se retira.

Il ne se tint pas pour battu ; il m’écrivit une espèce de mémoire, où il exposait ses projets. Je les trouvai assez obscurs, gâtés par du verbiage, grandioses pourtant. Les observateurs qui ont fréquenté des artistes savent que les ratés édifient fréquemment les plus beaux plans. Ceux de Richard Wagner me firent l’effet d’une pompeuse fanfaronnade, et, de fait, un artiste assez médiocre aurait pu les concevoir : je crois même que plusieurs précurseurs du grand musicien en ont exposé de semblables. Tout dépendait de l’exécution. Je décidai que Wagner était trop bavard et trop théoricien pour réaliser ses doctrines.

Et lorsque, une semaine plus tard, il m’écrivit le petit billet que voici, où il me redemandait, en termes brefs, si je consentais à être sa femme, je lui répondis dans le même esprit que la première fois.

Voilà comment j’ai connu Wagner, poursuivit la vieille dame. L’aversion qu’il n’avait inspirée augmenta mon inclination pour Forget, et quand ce dernier m’avoua