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elle simulait pêle-mêle l’allure révolutionnaire, la frénésie de bandes en quête de pillage, l’exode d’une population chassée par un cataclysme.

Certains allumèrent des brandons, maints cyclistes agitaient des lanternes vénitiennes, les voyous chapardaient des lanternes Levent, aux verres rouges, qu’ils brandissaient avec des clameurs sinistres ; les terrasses des cabarets s’étendaient jusqu’aux routes, dans un bruit de palabres nègres.

On s’amassait devant les logis mortuaires ; Isidore Pouraille invitait les gens à venir contempler le cadavre de son cousin ; deux compagnons faisaient les honneurs du corps de Moriscot : couronnes et brassées de fleurs s’amoncelaient sur les couchettes, la lueur des cierges dorait le visage calme de Préjelaud, la face tragique de Jean-Baptiste.

Ce spectacle charmait la foule. La compassion, la solidarité, l’indignation même affectaient une allure foraine. Les femmes faisaient un signe de croix, une gravité fugitive se transmettait de visage en visage ; tous, s’approuvant d’être venus, allaient mêler une émotion stimulante à l’arôme des petits noirs, des eaux-de-vie et du tabac.

Dans son taudis, où le grand Alexandre s’allongeait à la lueur de douze cierges, la mère Chicorée recevait la foule. Des voisines avaient accumulé les victuailles, le vin cacheté, le marc, le café et les cornets de fin râpé. La veuve connaissait une abondance que le grand Alexandre lui avait fidèlement refusée. L’estomac chaud, une petite vapeur dans la cervelle, elle épiait le corps glacé de son compagnon, elle lui savait gré de sa fin brutale. Car elle recevrait des subsides et même une petite rente : avec trente sous par jour, sa vie coulerait enchantée. Ainsi Alexandre lui donnait, par sa mort, ce qu’il ne lui avait pas donné lorsqu’il déployait sa forte stature, et il ne la délaisserait plus pour des femmes aux appas vastes. Elle l’en chérissait, elle se souve-