Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/94

Cette page a été validée par deux contributeurs.


V


L’affaire des cadavres agita le faubourg dans ses profondeurs. Il y eut une veillée incohérente, alcoolique et furibonde. D’innombrables cierges, apportés par les voisins et par les voisines, se consumèrent au chevet du grand Alexandre et de Préjelaud ; surtout l’atelier où l’on avait exposé les restes de Moriscot ressemblait à une chapelle ardente. Le peuple accourait par bandes de la Gare, des Gobelins, de Gentilly, du Grand et du Petit-Montrouge, du faubourg Saint-Jacques. Une faune chaotique circulait par les rues Bobillot, Barrault, de l’Espérance, de Tolbiac, du Moulin-des-Prés, de la Butte-aux-Cailles et par ces voies patibulaires qui longent les Terrains Vagues. Elle franchissait les clôtures ou pénétrait par les brèches ; des adolescents crapuleux couraient comme des loups parmi les herbes, les chardons, les orties et les immondices ; des escouades, liées par une chaîne de bras, rauquaient des refrains d’émeute, et dans les vastes pénombres, dans la lueur exténuée des réverbères, dans le rude territoire où les îles et les golfes de maisons succédaient aux sols encrassés, où les chantiers, les dépôts de charbon, les piles de bois, les usines et les fabriques prenaient des attitudes de repaires ou de donjons, cette multitude devenait fantasmagorique : elle n’avait plus aucune signification, elle semblait jaillir du hasard des villes et des forêts,