Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/88

Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’eux ramassa une casquette. Quelques minutes plus tard, deux pieds apparurent, chaussés de gros souliers jaunes. Et pelletée à pelletée, on dégagea le cadavre de Félicien Préjelaud.

On ne lui a voyait aucune blessure. Dans sa veste rousse, avec ses larges culottes, la face tranquille et rase, à peine maculée d’argile, il n’avait pas l’air d’un cadavre. Lorsque les soldats le soulevèrent, il se fit d’abord un silence énorme ; les voix décroissaient sur un rythme pareil à celui dont elles se répandent. Une attention uniforme faisait béer les bouches. La rumeur reprit ; ceux qui ne voyaient rien se peignirent des tableaux frénétiques ; puis un hurlement de louve perça la multitude. C’était la femme Préjelaud qui, les yeux chavirés, les mains cramponnées au chignon, faisait des bonds brusques, maintenue par deux sergents de ville. Au-dessus de la foule apparaissaient lentement les cheveux bistre, la face saillante, plantée de poils crépus, la veste de velours coton de Félicien Préjelaud.

— Y l’ont tué ! Y l’ont tué ! clamait la veuve en tirant ses cheveux pauvres.

Pouraille, saisi d’un délire, courait vers la fosse, en agitant sa casquette :

— À bas les crapules ! À bas les assassins ! Y nous faut leur peau… leur peau !

La foule frissonna. La contagion, passant sur les âmes comme une rafale, toutes ces feuilles humaines bruirent ensemble ; la rumeur, d’abord obscure et discorde, se soumit aux lois du rythme :

— À bas les crapules ! À bas les salauds !

Dans les têtes bourrées de fictions sociales, l’éboulement fut un épisode concerté, un drame féroce et logique, un crime. Il n’y eut plus de hasard, plus de terre sournoise ni de pierres pesantes ; il y eut des coupables et des victimes ; des bourgeois et des artisans… Le cri s’enfla jusqu’aux usines du Grand-Montrouge ; des gens s’immobilisaient sur les routes,