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lui avoir ravagé la face, cassé deux dents et donné du soulier dans le ventre. C’était un homme querelleur et économe. Il ne payait ni n’acceptait de tournées. Il buvait solitaire, dans sa mansarde, un vin à quatre sous le litre, ne se soûlant qu’à moitié, quoiqu’il aimât les belles cuites. Nourri de pain, de cantal, de fruits avariés, il ne craignait ni le froid ni la pluie, digérant comme une hyène et, sans une fissure, sans un défaut dans sa grossière machine, il pouvait vivre un siècle.


Rougemont passa d’abord de groupe en groupe. Il avait un instinct varié des foules, aussi apte à les voir en bloc, sans quoi il n’eût pu les mener, qu’à les comprendre par le détail. Il se convainquit une fois de plus que les manœuvres des gamins ont une coordination supérieure à celle des adultes. Il constata que les femmes ne manquaient pas de parfaire la catastrophe, en la cuisant et la recuisant sur leurs langues agiles : ainsi devenait-elle digne d’être transmise aux générations.

Les sauveteurs l’intéressèrent pendant quelques minutes ; ils travaillaient mollement ; l’espoir qui les animait la veille avait disparu ; ils s’attendaient à ne trouver que des cadavres. Les sergents de ville contenaient la multitude par des gestes somnolents.

« Rien à faire encore », songeait François, à qui toute foule suggérait des idées de tumulte. « Il faut attendre la sortie des ateliers. »

Comme il cheminait autour des agents, il frôla Isidore Pouraille. Le terrassier poussa son cri rauque. Ses yeux, noyés par les litres, contemplaient le meneur avec une admiration flottante :

— Croyez-vous que c’est dégoûtant ? V’là trente heures que ça dure ! Et eux autres sont là qui attendent… Car ils attendent. Ma main au feu ! Mon pauvre cousin, je le vois, avec sa figure ; je vois les pierres et la terre qui le tiennent. Il étouffe et y ne