Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/79

Cette page a été validée par deux contributeurs.

ses gestes. Et il y avait en lui, tout au fond, noyé dans le bien-être, un fragment de chagrin minuscule.

Quelquefois on apercevait près des agents une longue femme noire. Elle portait un châle qui avait tourné à la rouille, un chapeau orné de cerises dépolies et d’une plume de poule ; elle tendait les mains vers la fosse comme si elle les réchauffait. C’était la mère Chicorée, épouse d’Alexandre dit Guignon, un des puisatiers ensevelis.

En la regardant au visage, on pensait à un vieux fromage à la pie : ses narines s’ornaient d’une poudre brune, car elle se privait de pain plutôt que de prise : tout ce qui lui restait de sensualité gîtait dans ses narines. Quand elle n’y pouvait mettre sa pitance, l’existence devenait affreuse. Elle se promenait le nez bas, épouvantée par la fadeur de l’univers. Mais dès que le tabac chauffait les membranes, elle prenait patience. Et elle promenait, du pont de Tolbiac à la Butte-aux-Cailles, les paquets de chicorée dont elle se figurait vivre.

Chemin faisant, elle péchait un quignon de pain, une pomme de terre, un rebut de brie, elle veillait une femme enceinte, gardait des marmots, faisait des courses, écrivait même une lettre pour de plus illettrés qu’elle. À cause d’une lenteur excessive, elle ne pouvait s’employer que par hasard et par bribes. En revanche, pas de femme qui pût se nourrir à si peu de frais. Si elle mangeait plus souvent que les boas, dans l’ensemble elle ne mangeait guère davantage. Elle vous divisait deux sous de pain en déjeuner et en dîner. Le tabac faisait le reste.

Elle était prête à bien des bassesses pour une tasse de café. Il arrivait qu’Alexandre lui payait un maza chez le marchand de vin ou lui allongeait une pièce de vingt sous. C’était rare. Sa loyauté consistait à payer le logement et à ne pas manger le