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division du travail. L’argument est court… un trompe-l’œil.

Elle se mit à rire :

— Vous ne croyez pas pourtant que je vais vous le démolir en trois mots ?

Elle reprit son plioir et le lança diligemment par le travers des feuilles. Delaborde avait écouté le dialogue avec une satisfaction secrète. Il lui plaisait que, par deux fois, le syndicaliste se fût heurté à des volontés ennemies. Et il ne put s’empêcher de dire, tandis qu’ils se dirigeaient vers l’atelier des typographes :

— Est-ce que vous oseriez comparer cette belle fille aux navets qui l’environnent ? Est-ce qu’on peut imaginer une société où elle ne leur serait pas supérieure ? Elle et celles de son espèce feront fortune à travers les siècles des siècles !

Rougemont sourit dédaigneusement mais ne répondit point. Ils étaient parvenus à l’atelier de composition. Il comportait l’ancien et le nouvel outillage : tandis que les typographes manuels pêchaient des lettres et les fixaient dans les composteurs, un linotypiste pianotait, le nez chevauché de besicles.

— Ces machines me dégoûtent ! déclara l’imprimeur. Elles ont quelque chose d’ignoble. J’ai la religion de la composition manuelle.

Il s’arrêta devant un petit homme au nez en scories de coke, plein de pertuis et d’intumescences. Des boutons enflammés couronnaient le front et poussaient des îlots parmi les cheveux ; la face déviait ; une brume flottait sur les pupilles ; les mains soubresautantes dénonçaient l’alcoolique. Il venait de justifier la dernière ligne du composteur et se disposait à sortir son travail, pour le mettre sur une galée, lorsque Delaborde s’écria :

— Mon pauvre Vérieulx, vous êtes encore ivre.

Le compositeur roula ses yeux moites et prit un grand air de sincérité :