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Lorsqu’il aurait disparu, une obscurité profonde environnerait Bardoufle… Et ses yeux de chien et d’ours, chauds de larmes, n’osaient pas se fixer sur le visage redoutable, qui n’était déjà plus le visage de François Rougemont…

Cependant, la vision du blessé se précisait. La stature affaissée d’Alfred, le visage frénétique de Dutilleul, l’œil de poule d’Isidore, le masque éperdu de Gourjat émergeaient comme ces figures qui, sur la montagne, se montrent dans l’échancrure des nuages. La distance qu’il percevait au dehors, François la sentait en lui, immense, qui durait depuis très longtemps. Sa pensée demeura quelques minutes ensevelie dans des souvenirs sans date ni perspective, entremêlés comme les épis d’une meule. Puis il revit, faibles et vagues, les circonstances qui l’avaient amené dans cette chambre. Il demanda d’une voix flottante :

— La grève a-t-elle triomphé ?

Et, songeant à sa blessure :

— Est-ce grave ?

— Non, répondit le médecin. Il faudra avoir de la patience, et voilà tout.

— Et voilà tout ? interrogea rêveusement François.

Il semblait que des espaces se fussent creusés dans le crâne et la poitrine. Le révolutionnaire sentait à la fois des brûlures, une anxiété brumeuse et du bien-être. Il revoyait la grève. D’autres grèves tournoyaient autour d’elle, et des rues grouillantes, des chaussées campagnardes, des granges pleines d’antimilitaristes, un bois de hêtres perdu dans la nuit de l’enfance, des pigeons blancs sur une muraille, la tête d’un instituteur contre un tableau noir, Antoinette parfois vieille, parfois presque jeune, Charles Garrigues avec un cartable, jouant aux billes, et le geai hérissant ses ailes bleu-ténèbres. Puis ce fut Christine. Elle venait du fond, comme