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releva, il y eut un long murmure triste. Alors, quatre athlètes soulevèrent le cadavre ; une phrase se répandit, qui reçut l’assentiment des âmes :

— Nous allons le reconduire tous ensemble !

Les quatre porteurs passèrent par le cabaret, où on façonna une sorte de civière, puis un cortège se forma dans la lumière pourpre. La foule, lugubre et lente, marcha dans la direction des forges, tandis que les sergents de ville, massés sur la route transversale, demeuraient impassibles. Ce fut d’abord le recueillement. On n’entendait que le clapotis des semelles, le frisson des étoffes, quelques voix éparses et craintives ; une langueur immense tombait des nuées ; l’ombre pleuvait si lentement que le crépuscule semblait ne jamais devoir finir ; les porteurs acheminaient le cadavre vers l’occident, où un brasier rouge s’ouvrait, allumé pour de fabuleuses obsèques.

Rougemont se souvenait d’un crépuscule d’avril, dans cette même banlieue, et surtout du soir où il avait lancé la foule à la conquête des cadavres. Alors sa vie était libre comme le vent sur la mer. L’espace et le temps s’étendaient sans limite ; il ne sentait que sa jeunesse, sa force et l’espoir des grands jours populaires ; l’amour était une heure éperdue, un voyage d’exaltation dont on revenait avec plus de courage… Ah !… et maintenant !… Connaîtrait-il encore cette ardeur d’aventure par quoi il mêlait une âme des premiers âges du monde à ses aspirations de vieux civilisé ?

Résigné, il marchait avec la foule vers ce brasier rouge où l’on pouvait rêver les funérailles d’Hercule ou d’Ajax Télamon. La mort avait fait surgir la fatalité inexorable. François ne retiendrait plus les grévistes ; il laisserait agir leur instinct, anxieux seulement de rythmer les épisodes. Le sang avait coulé ; qu’importe s’il coulait encore ! La haine suivrait, et la haine est bonne : elle fait les légendes