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raient pour lui jusqu’à l’heure de la mort. Ah ! qu’ils le chérissaient ! Comme tous leurs actes aboutissaient à leur garçon, à quelles souffrances ils auraient consenti pour le garder auprès d’eux !

Il voyait leur saisissement, le silence affreux du père, il entendait le sanglot de la mère. Abattu sur une chaise, la tête ensevelie dans ses mains, il se mit à pleurer.

— Bah ! bah ! bougonnait Troublon. Faut pas pleurer, vieux… Y a la nature, vois-tu, y a la nature !

Orphelin, il ne se connaissait d’autre protecteur qu’un oncle sourd, inepte et malveillant, qui collectionnait des jeux de cartes et ajoutait continuellement des « trucs » aux serrures ou aux verrous de ses portes. Cet oncle l’avait fourré dans une droguerie dont le jeune homme haïssait les produits puants, visqueux, acides ou caustiques. C’est là pourtant qu’il avait connu, par une brochure, la doctrine naturienne, et maints beaux songes restaient enduits d’une odeur de vernis ou de térébenthine.

Lucien regrettait confusément des lectures, des promenades par les soirs d’été, de clairs visages de filles. Mais l’avenir surtout le préoccupait. Aucun des neuf, en somme, n’ayant mordu à ses doctrines, il se méfiait de cette ville inconnue. La crainte du pain quotidien s’entremêlait piteusement à la vision de drogueries bruxelloises. Où fuir, où trouver la terre et les compagnons qui le libéreraient de la défroque civilisée, où mener la vie heureuse des orangs-outangs ?

— Qu’est-ce que tu regrettes ? cria-t-il dans l’oreille de Torcol. Des blagues ! Des cochonneries ! Tu es le serf des meubles, des vêtements et des habitations. Dans les îles malaises, avec la moelle de deux sagoutiers, un homme vit une année entière !